Partagez ce contenu

READ/DOWNLOAD THE ENGLISH VERSION

Le 8 juin, un concours artistique, organisé par The Pearl Protectors en partenariat avec Marine Environment Protection Authority (MEPA), Blue Resources Trust, Dilmah Conservation, la délégation européenne au Sri Lanka et aux Maldives et World Ocean Day International, a reçu plus de 1 000 candidatures, parmi lesquelles beaucoup représentaient un bateau qui coulait et détruisait le milieu marin.

Ce bateau dessiné par Vishadi, Ammar et B.K.R.R est le X-Press Pearl transportant 1486 conteneurs, dont 25 tonnes d’acide nitrique. Le navire a pris feu le 20 mai au large des côtes du Sri Lanka avant de couler le 2 juin. Selon Thummarukudyil Muraleedharan, directeur par intérim du Service des catastrophes et des conflits du Programme des Nations Unies pour l’environnement (UNEP), l’accident peut être considéré comme la plus grande catastrophe que le Sri Lanka ait connue depuis 2004.

A l’occasion de la COP 26, OpenFacto s’est penché sur les traces détectables de l’accident laissées en sources ouvertes et à enquêter sur les responsables potentiels.

Incendie sur le X-Press Pearl: retour sur la catastrophe

Le navire MV X-press Pearl (IMO 9875343) est un porte conteneur sous pavillon singapourien transportant des marchandises sur la route des Mers Arabes jusqu’en Inde. Il est la propriété de la société X-Press Feeders à Singapour. Construit en février 2021, ce sera son premier et dernier voyage.

source: Equasis

Son voyage débute au Port de Hamad au Qatar le 9 Mai en direction du Port de Jebel Ali à Dubai. On peut suivre sa course sur MarineTraffic. Le navire va d’abord retourner au Port de Hamad le 10 Mai avant d’arriver au port de Hazira en Inde d’où il repart le 15 Mai. A ce stade le bateau aurait déjà demandé de l’aide aux ports où il s’est arrêté .

Le 20 Mai, le bateau s’ancre dans les eaux sri lankaises: des fumées jaunes et marron commencent à s’échapper. Le 21 mai, un incendie s’est déclaré sur le pont du bateau. Il est rapidement signalé par l’Autorité portuaire sri lankaise et le ministère de la Défense.

Le 22 mai, des explosions se font entendre et tout le bateau est incendié. Le 24 mai, une équipe de secours tente de maîtriser l’incendie. Le 25 mai, une forte explosion retentit et fait couler le bateau. Le 26 mai, les garde-côtes indiens se battent avec la marine sri lankaise pour maîtriser l’incendie.

Les gardes cotes luttent contre le feu

L’incendie sera finalement maîtrisé le 31 mai et les secours auront pu remorquer le bateau vers une zone plus éloignée. Il coulera complètement le 2 juin.

Evaluer l’impact environnemental

Près de cinq mois après la catastrophe, il est possible d’évaluer l’impact environnemental de l’incendie sur le X-Press Pearl à partir de sources ouvertes en fonction de 5 catégories : pollution de l’air, pollution de la mer, dommages aux rivages côtiers, impact sur la faune marine et dommages durables sur le long terme. Remplir chaque catégorie avec des preuves récupérées en sources ouvertes peut donner un aperçu de l’impact d’un tel accident environnemental.

L’étendue de l’accident

Un rapport des Nations Unies fournit une bonne carte pour géolocaliser l’étendue de l’impact de l’accident. On peut voir que l’accident a eu un impact léger à moyen sur toutes les côtes orientales du Sri Lanka, en plus de l’endroit où se trouvait le navire.

Rapport de la visite de l’UNEP de Juillet 2021

Évaluation: FAIBLE

La pollution de l’air est causée par la fumée épaisse de l’incendie. Elle est visible sur les images satellites mais aussi sur les photos postées sur les réseaux sociaux. Une fois le feu maîtrisé, cette pollution disparaît.

Image Nasa Landsat8 2021 traitée par @il_kanguru en date du 1er juin 2021

Les données d’analyse de l’air peuvent être trouvées sur le site Web de la National Building Research Organisation indiquant un pic de pollution au lendemain de l’accident. Grâce au confinement COVID, la qualité de l’air n’est pas trop affectée.

Maintient des niveaux de PM2,5 aux emplacements sélectionnés dans la zone vulnérable
Concentration au niveau du sol de la contribution des particules par le feu

Évaluation: MOYEN

Rapidement, les autorités sri lankaises ont averti que le navire transportait des produits chimiques, notamment de l’acide nitrique et de la soude caustique.

L’hydroxyde de sodium connu sous le nom de soude caustique est une base hautement caustique et peut provoquer de graves brûlures chimiques.

Couramment utilisé dans les engrais, l’acide nitrique est un liquide incolore ou jaune avec une odeur âcre et caustique caractéristique et des propriétés corrosives. L’acide nitrique est utilisé pour la nitration afin de créer des composés nitrés en laboratoire ou en milieu industriel.

Les composés chimiques résultants varient en stabilité, ils peuvent donc être utilisés dans la fabrication d’une grande variété de produits, notamment :

  • Explosifs
  • Munition
  • Propulseur de fusée
  • Encres et teintures
  • Bois de pin vieilli et d’érable
  • Agents de nettoyage commerciaux

L’acide nitrique est un acide extrêmement corrosif capable de provoquer très rapidement de graves brûlures chimiques. Ce produit chimique peut également réagir violemment avec certains composés tels que les poudres métalliques et la térébenthine, et est un oxydant puissant capable de provoquer des incendies s’il entre en contact avec des matières organiques.

Rapport de l’UNEP détaillant le total et les types de marchandises à bord du X-Press Pearl

Des fuites de carburant apparaissent rapidement sur les images satellites

Image Copernicus Sentinel1 2021 traitée par @il_kanguru en date du 8 juin 2021
Image Copernicus Sentinel1 2021 traitée par @il_kanguru en date du 14 juin 2021

Évaluation: FORT

Très rapidement, les débris du navire et de sa cargaison s’échouent sur les plages sri lankaises. La population est avertie de ne rien toucher car cela peut être dangereux avec des produits chimiques. Si les plus gros débris peuvent être enlevés avec les précautions d’usage, il est difficile d’évaluer l’impact durable sur les plages, la pollution chimique et le risque pour la population.

Des débris du bateau et de sa cargaison qui s’échouent sur les plages sri lankaises

De plus, les billes en plastique de certains conteneurs ont massivement pollué les eaux et les rivages. Plusieurs campagnes de nettoyage ont été organisées par des ONG environnementales comme Pearl Protectors, Extinction Rebellion et d’autres organisations locales. Non seulement elles polluent l’environnement, mais elles causent également des dommages à la faune qui les prend pour de la nourriture.

Évaluation: FORT

Les billes en plastique qui peuvent être confondus avec de la nourriture par des animaux et des poissons ont été retrouvées dans des animaux marins vivants et morts à la suite de l’accident.

Les produits chimiques libérés dans la mer ont brûlé certains animaux marins qui se sont échoués sur les plages sri lankaises indiquant la présence de produits chimiques corrosifs et très toxiques comme l’acide nitrique.

Les médias ont rapporté les déclarations du procureur général du tribunal de Colombo indiquant que 176 tortues de mer, 20 dauphins et 4 baleines étaient morts des conséquences de l’accident du X-Press Pearl. Les derniers chiffres qui nous ont été communiqués font état de 417 tortues de mer, 48 dauphins et 8 baleines morts dès suite de l’accident.

Évaluation: INCONNU

L’impact environnemental pour le Sri Lanka est considérable et sera durable. L‘imposition d’une zone d’interdiction de pêche met en péril sa sécurité alimentaire. On sait peu de choses de l’impact à long terme sur la faune marine. Les fuites de pétrole continuent de menacer les côtes.

Sur la trace des responsables probables: le conteneur venu d’Iran

La recherche des responsables est donc au centre de l’enquête diligentée par la justice sri lankaise. D’après le témoignage du Capitaine de bateau, le feu aurait pris dans le conteneur FSCU7712264. On retrouve un conteneur d’où les fumées s’échappent sur le pont du bateau.

source: Isuruhetti

En utilisant Sea Rate et Container Tracking pour suivre des conteneurs partout dans le monde, aucune information probante n’émerge. Cependant la trace du conteneur re-apparaît dans un article de Ceylon Today du 2 Octobre dernier qui semble disposer d’éléments exclusifs. Bien que ces éléments ne peuvent pas être totalement recoupés en sources ouvertes, des recherches complémentaires permettent de préciser certains points. D’après leur article, deux conteneurs FSCU7712264 et GESU2837027 – avec 25 tonnes d’acide nitrique chacun – auraient été transportés sur le MV Ronika (IMO 9121950) depuis Bandar Abbas en Iran le 29 Avril 2021 jusqu’au Port de Jebel Ali à Dubai le 3 Mai. Ce trajet est bien existant: le bateau restera à quai à Jebel Ali pendant plusieurs jours.

Source: Marine Traffic – date 29 avril au 3 mai 2021 pour le M/V Ronika

Le bateau sous pavillon iranien appartient à la société Siri Maritime Services établie à Téhéran. Siri Maritime Services est connue pour avoir racheté des bateaux à la Corée du Nord.

source: Equasis

Le X-Press Pearl arrive à Jebel Ali le 9 Mai où il reste à quai jusqu’au 10 pour partir en direction de l’Asie, en passant au préalable par le Qatar. Les temps et trajet précisés par l’article sont donc corrects.

source: Marine Traffic pour le M/V X-Press Pearl du 9 Mai au 2 Juin

D’après l’article, seul un des deux conteneurs est chargés sur le bateau – le FSCU7712264 – alors que l’autre – GESU2837027 – présente déjà des anomalies entraînant des fuites d’acide. Le contenu de ce conteneur sera transféré dans un nouveau – WSCU8592772 – le 23 Mai pour être ré-expédié. Finalement ce dernier conteneur présentera aussi une fuite et restera à Dubai pour inspection.

Un premier client expéditeur de la cargaison apparaît dans un email du 25 Mai écrit par le directeur adjoint de la société de transport Pars Tarabar International: il s’agit de la société Chemi Pakhsh Paykan.

source: Ceylon Today – email

Chemi Pakhsh Paykan est une société établie à Téhéran et spécialisée dans le sourcing et la fourniture à l’export de produits chimiques.

Logo de la société Chemi Parkhsh Paykan

D’après son président, Hamid Daylami, la société qui se dit le One Stop Shop des produits chimiques en Iran, s’approvisionne auprès de 60 partenaires dans le pays pour servir plus de 2500 clients. Elle a 3 entrepôts à Téhéran, Mashad et Tabriz.

source: Linkedin

La société a même lancé une plateforme d’achat en ligne de produits chimiques: Chemibox. Chemi Pakhsh Paykan est donc un intermédiaire et non pas le producteur.

source: chemibox

Cet intermédiaire propose bien de l’acide nitrique sur son site internet et mentionne deux partenaires étrangers en Indonésie.

source: https://www.chemipakhsh.net/

Une cargaison d’acide nitrique est mentionnée par l’un des commerciaux de la société dans un post Linkedin datant de 6 mois.

source: https://www.linkedin.com/posts/idin-nasiri-78a671157_nitric-acid-68-available-packing-ibc-activity-6784786171114352640-FmlJ

Bien qu’il soit impossible de prouver qu’il s’agit du lot responsable de l’incendie sur le bateau X-Press, on peut voir la date de production de l’acide nitrique sur l’une des photos : 6 février 2021 et la qualité du produit : 68% nitrique acide. Chaque IBC pèse 1400 kg net, soit un total d’environ 25 tonnes pour 18 IBC dans un conteneur de 20 pieds comme décrit sur le post Linkedin. Ces détails correspondent à la description des autorités sri lankaises.

source: https://www.linkedin.com/posts/idin-nasiri-78a671157_nitric-acid-68-available-packing-ibc-activity-6784786171114352640-FmlJ

Autre élément de datation : le post Linkedin est mis en ligne APRÈS un post sur le Nouvel An iranien Nowruz daté du 20 mars 2021.

Négligence?

Le commercial certifie le standard international du contenant de l’acide nitrique à un client potentiel en gage de sécurité dans un message.

IBC – GRV en français – C’est un conteneur à emballage souple ou rigide. Il permet de stocker des produits liquides ou en poudre, qu’ils soient dangereux ou non.

Sur la photo, on peut voir que l’IBC est un IBC composite : métal et plastique. Mais, sur l’autocollant, «l’acide nitrique» est mentionné alors que le numéro d’identification du produit chimique écrit est 1173. En utilisant Hazmattool, nous pouvons voir que 1173 est pour l’acétate d’éthyle.

source: https://www.hazmattool.com/info.php?a=Ethyl+acetate&b=UN1173&c=3

Dans son commentaire, « Michel B » demande si les IBC sont certifiés UN 2031 qui est pour l’acide nitrique autre que le rouge fumant, avec au moins 65% mais pas plus de 70% d’acide nitrique. Ces IBC ont des directives de stockage très strictes. Les étiquettes utilisées sur l’IBC correspondent à celles liées à la certification UN 2031.

source: https://www.hazmattool.com/info.php?a=Nitric+acid+other+than+red+fuming%2C+with+at+least+65+percent%2C+but+not+more+than+70+percent+nitric+acid&b=UN2031&c=8

Bien qu’il ne soit pas possible de dire à partir de la photo si les directives d’emballage sont respectées, une erreur dans l’autocollant d’identification des matières dangereuses sur les IBC donne une impression de négligence.

Un rapport sur les directives IBC 2018 rédigé par la British Chemical Business Association et la Solvents Business Association indique que les IBC en plastique peuvent libérer leur contenu relativement facilement lorsqu’ils sont exposés à des incendies mineurs. La plupart des IBC en plastique ou composites ont des composants en plastique exposés qui ne sont pas en bon contact thermique avec le liquide : valves, bouchons de fermeture secondaire, protection d’angle et volets par exemple. Ces composants sont susceptibles de s’enflammer par une brève exposition aux flammes, même si ces flammes sont aussi petites et passagères que celles d’une allumette. Cela rend les IBC vulnérables à l’inflammation par les feux d’herbe, de faible intensité, les incendies criminels mineurs, etc. De tels embrasements provoquent généralement une défaillance complète de l’IBC qui se vide de son contenu en quelques dizaines de secondes. Lorsque les liquides déversés sont combustibles, de grands volumes de liquide brûlant librement peuvent être générés et le feu peut se propager très rapidement.

Le producteur: une entité de l’appareil militaire iranien?

Un autre email datant du même jour mentionne plus en détails la situation du bateau X-Press Pearl et fait état d’un autre client expéditeur potentiel: Esfahan Chemical Industries.

source: Ceylon Today

Il n’est pas possible de prouver en sources ouvertes que le producteur est bien l’entité mentionnée dans l’email. En Iran la société Nationale Iranienne de Pétrochimie (NIPC), une filiale de la NIOC , la société de pétrole du pays, domine le marché de la chimie avec une production d’acide nitrique de 200 000 tonnes par an.

En recherchant plus d’information sur la société mentionnée, on arrive à établir un profil assez rapide en sources ouvertes. Esfahan Chemical Industries ou ECI produit bien de l’acide nitrique à 68% comme on peut le voir sur une archive d’un de son site internet aujourd’hui disparu. Mais l’usine produit également toute une série de composés chimiques utilisés dans le domaine militaire, notamment pour les explosifs.

source via la web archive: eci.mod.ir

ECI fait partie du conglomérat Chemical Industries and Development of Material Group sous l’Organisation des Industries de Défense iranienne. Le conglomérat regroupe plusieurs sites comme Parchin Chemical Industries et Shahid Zeynodin Chemical Industries.

Logo de la société Chemical Industries and Development of Material Group
source via la web archive diomil.ir

ECI et CIDMG ont été mises sous sanctions depuis 2010 au Canada comme entités ayant contribuer aux activités de prolifération nucléaire iranienne et au développement d’armes chimiques, biologiques ou nucléaires. ECI en particulier est listée depuis 2011 comme une entité de risque potentiel pour la fourniture de biens liés aux armes de destruction massive par le Royaume Uni, depuis 2011 par le Japon comme une entité à risque pour sa participation au développement d’armes biologiques et chimiques. ECI a été identifiée en 1998 comme ayant fourni des biens/technologies au profit du programme iranien de d’armes de destruction massive. Ces pays sont donc interdits de commercer avec. Il est à noter l’hétérogénéité de l’application des sanctions dans différentes juridictions créant ainsi des opportunités pour des entités proliférantes d’avoir accès aux marchés internationaux.

Le pays d’origine du conteneur intentionnellement caché?

Un autre email nous renseigne sur la manière dont la provenance d’origine des conteneurs a été cachée.

source: Ceylon Today

A la vente du produit par Chemi Pakhsh Paykan, la cargaison est prise en charge par un transporteur local Pars Tarabar localisé en Iran.

source: https://parstarabar.com/#About

Pars Tarabar passe ensuite par une société de transport pour achemine la cargaison de Bandar Abbas en Iran à Jebel Ali aux Emirats Unis, puis de Jebel Ali à Jakarta en Indonésie. Le passage de Bandar Abbas à Jebel Ali est pris en charge par le partenaire local de la société de transport: Mavaraye Cheshm Andaz Shipping et la partie asiatique par la société mère: Transvision shipping. On retrouve l’association de ces deux sociétés chez un employé basé en Iran sur le réseau professionnel Linkedin.

source: Linkedin

L’email est intéressant car il explique bien la manœuvre de contournement. La société de fret demande au client de ne pas indiquer le pays d’origine sur les documents d’exportation mais Jebel Ali aux Emirats Arabes Unis. La même société se chargera de brouiller l’origine de la cargaison en affichant un trajet Jebel Ali-Jakarta sur les documents douaniers. Cet e-mail montre une action déterminée pour cacher l’origine des marchandises.

résumé des recherches

Conclusion: An ironic Earth Day celebration

Le 22 avril, Vida Daylami a publié sur son compte Instagram une image promotionnelle célébrant le Jour de la Terre parrainée par Chemi Pakhsh Paykan. Quelques jours plus tard, les 25 tonnes d’acide nitrique mal conditionnées et prétendument produites par une entité militaire iranienne commenceront leur voyage par la mer vers Jakarta. Il est probable que le conteneur d’acide nitrique de CPP aura déclenché une chaîne d’événements menant à l’incendie du navire au large du port de Colombo.

source: instagram.com/vida.daylami

Depuis l’accident, une enquête criminelle a été ouverte au Sri Lanka pour tenter d’identifier les responsables: