Fin janvier 2020, une vidéo circule sur Twitter montrant de l’équipement militaire turc à destination de la Libye qui aurait été livré le 28 janvier 2020.
Le 5 février 2020, les autorités italiennes de Gènes saisissent et perquisitionnent le navire BANA alors qu’il y fait escale à son retour de Libye ce qui semble corroborer les faits signalés en janvier 2020. Sur la base de ces éléments, une recherche utilisant uniquement des sources ouvertes met en lumière:
- Une violation de l’embargo par la Turquie avec une livraison d’armes
- Une possible dissémination du matériel auprès des factions du Gouvernement d’Entente Nationale.
- La présence d’un bateau au port de Tripoli en provenance de la Turquie.
- L’utilisation d’un transporteur de nationalité libanaise à plusieurs reprises.
- Un lien possible entre le propriétaire actuel du bateau et une entité libanaise mise sous sanction pendant deux ans par le Trésor américain pour son soutien logistique à un trafiquant de drogue affilié au Hezbollah
Une livraison escortée
Suivi par images satellites et photos
En regardant MarineTraffic, on se rend compte que le BANA est un habitue des trajets vers la Libye. Néanmoins, aucune donnée n’est enregistrée sur une arrivée a Tripoli le 28 janvier.
Cela peut vouloir dire deux choses: soit le BANA n’est pas allé en Libye, soit le BANA a éteint périodiquement son transpondeur AIS sorte d’émetteur/récepteur qui donne la position GPS du bateau de façon régulière.
Dans ce cas, Twitter offre une solide base de départ pour comparer et compiler le travail qui a été fait par d’autres. Ce navire d’intérêt est déjà repéré en avance par les ship spotters.
En retraçant le trajet du bateau via ses données AIS émises de façon période, il est possible de l’associer a la présence sur les images satellites de frégates militaires turques escortant le navire.
Évoquées lors de la conférence de Berlin par le Président Macron, des photos apparaissent autour du 28/29 janvier sur les réseaux sociaux montrant ces frégates militaires identifiée comme classe G. Sans être capable de les dater, elles semblent corroborer le travail réalisé par @PutinIsVirus par images satellites et données AIS.
Le 28 janvier, un bateau avec les mèmes couleurs et une taille significative est accoste au Port de Tripoli selon des images satellites extraites de Sentinel Hub Explorer. Cela pourrait faire penser au BANA.
Des équipements lourds livrés à Tripoli ?
La vidéo dont nous parlions en introduction, montre des chars, des véhicules blindés, des camions et de l’artillerie lourde.
Une recherche inversée de ces photos permet de vérifier qu’elles n’ont pas été publiées avant leur diffusion initiale. Il est néanmoins impossible à ce stade d’affirmer qu’il s’agit bien de la livraison du BANA, mème si la date et les relais dans la presse italienne sont des faisceaux d’indices significatifs.
Un navire connu des turcs et des libyens…
Le BANA (imo : 7920857) est un cargo utilisé pour le transport des véhicules…
En recherchant par IMO, on voit qu’avec son nom précédent, le bateau déjà connu en Libye sous le nom de Sham 1 pour des livraisons militaires.
D’après un rapport du Conseil de Sécurité de l’ONU, le bateau est aussi identifié comme étant le transporteur équipements militaires livres en janvier et avril 2017 a Tobrouk (Libye). Il est intéressant de voir que le bateau a déjà été utilisé pour des livraisons de véhicules destinés au camp du Général de Haftar, que ne soutient pas la Turquie.
https://www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=5b641bfd4
La piste libanaise
Selon MarineTraffic, le bateau BANA appartient a la société Med Wave Shipping S.A.
En faisant une recherche rapide sur world-ships qui donne les adresses des armateurs, on retrouve bien la société basée en Jordanie, sans pouvoir aller plus loin pour savoir qui en a le contrôle.
Avec un pavillon libanais, un coup d’œil sur Equasis donne une nouvelle adresse pour la société au Liban.
En consultant une base de données payante (2$ par rapport) pour les sociétés libanaises, on trouve bien la société Med Wave Shipping dont l’activité commerciale principale est l’acquisition de bateaux avec la mention spécifique de Sham 1, l’ancien nom du bateau BANA. La société semble d’ailleurs n’être qu’un véhicule juridique uniquement destiné à l’achat du navire. Des recherches sur les directeurs et directeur général ne donnent rien, pas plus que le cabinet d’avocat servant à la transaction. Sans aucun doute la société s’inscrit-elle dans un enchevêtrement de sociétés contrôlées par un bénéficiaire ultime qu’il n’est pas possible de remonter en sources ouvertes.
Un passé sous sanction pour soutien logistique à un groupe affilié au Hezbollah
En regardant de plus près l’adresse présentée sur Equasis ( Ground Floor, Orient Queen Homes Building, John Kennedy Street, Ras Beirut, Beirut, Lebanon ), on déduit que : « Orient Queen Homes » est en réalité un hôtel et que la société semble être établie au rez de chaussée.
Sur la carte, une autre société apparaît au même endroit, Abou Merhi Cruises, qui organise des croisières sur le Orient Queen, si l’on en croit son site internet.
En regardant l’historique des propriétaires de BANA, on constate que le navire a eu Abou Merhi Ship Management SAL et AML Ship Management Gmbh comme propriétaires précédents au Liban et en Allemagne.
AML Ship Management Gmbh ou African Mediterranean Lines, possèdent une réelle expérience du transport maritime en direction de la Libye ainsi qu’en témoignent les nombreuses annonces publiées en ligne par un de ses cadres présumés, Ali Abou Merhi, et assurant la promotion des bateaux qu’elles y envoient.
Ce bateau sera notamment vu et suivi par les ship spotters de Twitter le 16 janvier 2020:
Une recherche rapide sur les moteurs de recherche permet de lire que ces deux sociétés appartiennent à Abou Merhi Croup, une holding qui regroupe des investissements dans le transport maritime, le tourisme, l’immobilier et dirigée par Merhi Ali Abou Merhi, un homme d’affaire libanais.
En octobre 2015, l’homme d’affaire, certains de ses collaborateurs et ses sociétés, sont placés sous sanction par l’OFAC, le Trésor Américain, pour ses liens avec le réseau de Joumaa lié au Hezbollah pour trafic de stupéfiants et blanchiment d’argent.
On retrouve notamment sous sanction « Orient Queen Homes » et les entités de transports maritime anciennement propriétaires de BANA ainsi que le bateau, sous son ancien nom City of Misurata, également sous sanction. Le bateau commence a être transféré dans la structure Med Wave Shipping en décembre 2015.
Le bateau devient Sham 1 en février 2016. Ont-ils changé le nom du bateau et transféré son titre de propriété dans une nouvelle entité juridique pour contourner les sanctions commerciales ? C’est une hypothèse mais la piste donnée par Equasis est insuffisante pour le démontrer et il n’est pas possible d’aller plus loin en sources ouvertes.
Bien que le groupe et son dirigeant ont été de-listés par l’OFAC en 2017, il convient de se poser la question du lien entre Med Wave Shipping et de Abou Merhi Group et de son rôle de soutien en général dans les trafics et le contournement de sanctions.