Soute ou cabine? Transporter des armes par avion

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Le 14 décembre 2019, un compte Twitter partisan de l’Armée Nationale Libyenne (ANL) met en ligne une vidéo de frappes menées la veille par l’armée du Général Haftar. D’après ce compte pro-ANL, ces frappes visaient une cargaison transportée depuis la Turquie à l’aéroport de Misrata par un Boeing 747 peu de temps auparavant.

OpenFacto a pu reconstituer les circonstances de l’attaque grâce aux sources ouvertes. Plusieurs éléments suggèrent que l’affirmation de l’ANL selon laquelle l’attaque aurait cherché à détruire des armes livrées depuis la Turquie est plausible :

  • les frappes visaient bien des entrepôts situés dans l’aéroport,
  • un Boeing 747 cargo en provenance de la Turquie a bien atterri à l’aéroport de Misrata quelques jours avant l’attaque.

Une analyse plus poussée en sources ouvertes révèle l’existence de liaisons aériennes récurrentes entre la Turquie et la Libye, opérées par des compagnies aériennes qui ont été impliquées dans des trafics d’armes par le passé :

  • le Boeing 747 était affrété par la société libyenne GASG/Global Air Transport, connue pour avoir transporté des armes en Libye, mais aussi en Somalie,
  • le propriétaire de l’avion est la société moldave Aerotranscargo, accusée d’avoir livré des armes en Libye et en Syrie par le passé.

En s’appuyant sur ce faisceau d’indices, OpenFacto estime que ces liaisons aériennes pourraient servir à la Turquie pour acheminer du matériel militaire au profit du Gouvernement d’Entente Nationale de Fayez el-Sarraj (GEN), en violation de l’embargo sur les armes en Libye.

Reconstituer les évènements du 13 décembre 2019

Revendication des frappes

On retrouve en ligne la revendication des frappes sur l’aéroport de Misrata par le Général au commande des forces armées de l’ANL. Il met en garde contre les livraisons, par les airs et par la mer, d’armes en provenance de Turquie en vertu de l’accord de soutien qu’elle a signé avec Tripoli en novembre 2019, et explique que le bombardement a ciblé les entrepôts où sont stockés les drones turcs Bayraktar TB2.

 » The Libyan Air Force carefully planned to target the storage locations for TB2 drones in the Military Air Academy in Misrata »

On retrouve en ligne d’autres vidéos et photos postées par des comptes pro-ANL qui témoignent de cet incident/ Une photo mise en ligne le 13 décembre annonce l’attaque imminente de l’aéroport :

Une photo et une vidéo des frappes sont ensuite publiées, dont un tweet faisant état de la destruction de la cargaison d’un Boeing 747 en provenance de Turquie :

En faisant une recherche par image inversée, on constate que la première image date au mois de novembre 2019, date à laquelle elle a déjà été publiée sur Facebook :

Source Facebook

La publication d’une vieille photo pour illustrer l’attaque imminente comme si elle était prise sur le vif de l’événement nous invite à être prudent sur les informations diffusées en ligne par les comptes pro-ANL autour de cet évènement.

Les vidéos des frappes, pour leur part, semblent bien avoir été mises en ligne pour la première fois en décembre 2019.

La description d’une vidéo mise en ligne le 19 décembre 2019 détaille les cibles qui auraient été visées par l’ANL: un système de défense anti-aérien turc, 3 caches de munitions, des véhicules militaires de l’industriel turc BMC et un conteneur rempli de mitraillettes de 12.5mm.

OpenFacto a cherché à vérifier en sources ouvertes si les frappes de l’ANL visaient bien à détruire des armes livrées par la Turquie.

Observation des frappes par images satellites le lendemain

Grâce à l’historique de l’imagerie satellite sur Google Earth, on peut voir les dégâts causés par les frappes en comparant les images datant du 13 décembre en journée, soit quelques heures avant les frappes, avec celles datant du 20 décembre.

D’autres frappes à la fin du mois de décembre ont détruit les autres hangars restants :

Cette vérification permet de constater que ce sont bien des entrepôts qui ont été visés par les frappes du 13 décembre 2019 sur le complexe de l’aéroport de Misrata.

Un boeing 747 en provenance de Turquie pour Misrata le 13 décembre

Du 1er septembre au 12 décembre, l’aéroport de Mitiga à Tripoli était fermé après avoir subi d’importants dégâts suite aux frappes aériennes du Général Haftar. Pendant cette période, l’aéroport de Misrata a pris sa place en tant qu’aéroport stratégique du GEN. Fenêtre sur l’extérieur, l’aéroport de Misrata a été pendant plusieurs mois le seul aéroport civil de la région, depuis lequel opéraient les avions de ligne des compagnies aériennes libyennes Afriquiah Airlines, Libyan Wings et Libyan Airlines,  ainsi que les avions cargos des compagnies Global Aviation and Services Group (GASG), Buraq Air et Afriquiah Airlines. 

Le 13 décembre 2019, on peut voir sur Google Earth un avion ressemblant à un Boeing 747 charger ou décharger une cargaison à l’aéroport de Misrata:

Figure 1Photo d’ER-BAJ datant du 7 décembre 2019. Source: Jetphotos

Il s’agit très probablement d’ER-BAJ, Boeing 747 qui était à l’aéroport de Misrata à cette date selon Flightradar24. Les couleurs jaune et rouge de l’avion, visibles sur l’image satellite, correspondent à celles d’ER-BAJ.

FlightRadar24

Y-a-t-il deux pilotes dans l’avion ?

La base de données Flightradar24, ci-dessus, permet d’obtenir les caractéristiques d’ER-BAJ :

  • le modèle de l’avion : un Boeing 747-412
  • le numéro de série (MSN), identifiant unique à l’avion : 27071
  • La compagnie aérienne : ici Aerotranscargo
  • le call sign: le code enregistré auprès des autorités aériennes et identifiant de la société opérant l’avion.

En regardant de plus près l’historique des vols de l’ER-BAJ, on remarque l’utilisation de call signs commençant par ATG, mais parfois par GAK, suivi d’une suite de chiffres. Sur un an, l’ER-BAJ a utilisé ce call sign uniquement les 12 et 13 décembre pour aller en Libye.

En cherchant sur une base de données répertoriant les call signs, on tombe sur la société libyenne Global Aviation and Services Group (GASG).

Ainsi, lors de ces vols, l’avion ER-BAJ, habituellement opéré par Aerotranscargo, était opéré par GASG.

airlinecodes.info

Le site Aerotransport.org, une base de données contenant les informations d’enregistrement d’aéronefs de plus de 60 pays, nous confirme que l’ER-BAJ est opéré par Aerotranscargo, une société moldave, à la tête d’une flotte de plusieurs avions.

En recherchant les autres avions d’Aerotranscargo volant vers la Libye avec le call sign GAK (donc opérés par la compagnie libyenne GASG), on retrouve 24 vols entre mai 2019 et fin décembre 2019 entre la Turquie et la Libye enregistrés sur FlightRadar24. Les vols suivent tous le même schéma : un départ depuis Sharjah aux Émirats Arabes Unis vers la Turquie (Istanbul et Trabzon) sous call sign ATG (Aerotranscargo), puis direction la Libye sous call sign GAK.

ER-BBJ

ER-BAJ

ER-BAM

nombre de vols avec le call sign GAK des avions de Aerotranscargo sur un an

De plus, de novembre 2019 à avril 2020, l’ER-BBJ accumule plus d’une vingtaine de vols vers et depuis la Libye sous call sign ATG (Aetrostranscargo) en passant par Ostende (Belgique) et Alger (Algérie). Des articles d’Africa Intelligence Online de 2016 mentionnent qu’Aerotranscargo aurait opéré en un an plus de 50 vols à destination de Misrata et Mitiga depuis les aéroports d’Ostende (Belgique), Cologne (Allemagne), ou encore Trabzon et Istanbul (Turquie), grâce à un Boeing 747 de fret aérien.

Sans documents douaniers ni de photos montrant l’ouverture des conteneurs ou des palettes, il est impossible d’identifier la marchandise que contenait l’avion ER-BAJ, ni même d’avoir la certitude que c’était sa cargaison que les frappes de l’ANL visaient.

Néanmoins, on constate bien la mise en place grâce à Aerotranscargo de liaisons aériennes récurrentes entre la Turquie et les territoires libyens contrôlés par le GEN.

Sur le tarmac des Émirats

Le point commun entre Global Aviation and Services Group et Aerotranscargo ? Les tarmacs au milieu du désert émirati.

Aerotranscargo, sur la piste moldave

Un coup d’œil au site internet de la société permet de retrouver la flotte d’avions identifiés dans les trajets vers la Libye.

La société de transport aérien a été fondée en 2011 par Mihail Şcemeliov. Il gère deux autres sociétés moldaves liées à l’aviation : Air Stork et Technoaer.

Une base opérationnelle aux Émirats

Seule compagnie aérienne de transport moldave autorisée dans l’espace aérien européen depuis 2019, Aerotranscargo est spécialisée dans le transport de cargos dans le monde. Bien que son siège social soit situé en Moldavie, son site internet indique une succursale opérationnelle à Sharjah aux Émirats Arabes Unis. On découvre que sur place Aerotranscargo semble être connu sous deux entités dont une qui a un nom différent : Aerotranscargo FZE et Aviation Transport Services FZE.

Un profil sur le site de recherche d’emploi BAYT indique les deux sociétés ensemble. En cherchant un peu, on trouve qu’elles correspondent à la même adresse et le même numéro de téléphone à Sharjah.

Compte BAYT
Compte Linkedin d’Aerotranscargo

Cela pourrait confirmer le schéma observé plus haut avec des avions stationnés à l’aéroport de Sharjah base opérationnelle de la société mentionnée sur son site web, prêts à être réservés par plusieurs clients. Étant un opérateur approuvé par l’Union Européenne et d’autres autorités aériennes étrangères, Aerotranscargo bénéficie d’un avantage pour louer ses certificats et ses avions à d’autres compagnies aériennes. En analysant les call signs des vols de ses avions, on peut voir que ses clients comptent de GASG en Libye, mais aussi Bismillah airlines au Bangladesh.

Global Aviation and Services Group, transporteur libyen

La société libyenne Global Aviation and Services Group, créée en 2003 par l’homme d’affaire libyen le Capitaine Abdusallam Ibrahim Aradi, a mis en place une liaison hebdomadaire avec la Turquie et Ostende grâce aux services d’Aerotranscargo. On peut se servir des réseaux sociaux de la société pour identifier Abdusallam Ibrahim Aradi sur une photo de la signature d’un partenariat.

En 2015 ou 2016, la société change de nom pour s’appeler Global Air Transport, mais conserve pendant un temps les deux marques sur ses documents promotionnels.

La société se présente sur son site internet comme une compagnie aérienne pour le transport cargo et de passagers. On peut voir les volumes de marchandises transportés grâce à des photos des cargaisons : voitures, gros volumes de palettes.

On retrouve sur le compte Facebook de la GASG des photos d’avions d’Aerotranscargo, comme sur cette photo montrant l’ER-BBJ.

Un post Facebook indique que la société a en fait son siège commercial aux Émirats Arabes Unis, offrant d’ailleurs une solution intégrée pour le transport cargo via la société Quick Link.

On peut retrouver un lien entre GASG et Quick Link Aviation Services FZC sur un site pour trouver un emploi aux Émirats. Il est clairement détaillé la fonction commerciale de Quick Link Aviation comme agent de fret aérien au profit de GASG en Libye.

On comprend donc que les relations commerciales et transactionnelles entre Aerotranscargo et GASG auraient pu avoir lieu à Sharjah.

Des réputations malmenées par le passé

Aerotranscargo : le transport d’armes vers la Syrie et la Libye

La réputation d’Aerotranscargo a néanmoins été sérieusement entachée par des enquêtes publiées dans les médias mais aussi menées par le panel des experts de l’ONU.

Le 15 avril 2015, le journal belge Het Laatste Nieuws s’est appuyé sur des sources libyennes et de la mission de l’ONU dans le pays pour affirmer qu’Aerotranscargo transportait des armes d’Ostende vers la Libye, destinées à des groupes armés affrontant le gouvernement de Tripoli. Un rapport du panel d’experts de l’ONU sur la Libye du 23 février 2015 faisait effectivement état d’accusations de livraison d’armes depuis la Belgique et les Émirats Arabes Unis vers des aéroports libyens, y compris ceux contrôlés par des forces loyales au GEN.

Le 27 juillet 2016, l’OCCRP a publié une investigation sur le transfert d’armes venues des Balkans et d’Europe de l’Est vers la Syrie via les Émirats Arabes Unis, la Turquie et la Jordanie. Le consortium a publié des documents de vol listant le contenu de la cargaison de l’avion ER-BAM d’Aerotranscargo pendant l’été 2015 : les 30 juin et 14 juillet 2015, il aurait transporté d’Ostende à Misrata des marchandises dangereuses préparées par plusieurs employés de l’entreprise de manutention aéroportuaire belge Aviapartner. Il aurait également transporté des armes depuis l’Arabie Saoudite.

En 2017, le panel des experts du Conseil de Sécurité de l’ONU rapporte l’utilisation des services de la société pour acheminer à plusieurs reprises des équipements militaires et transporte des personnalités au profit du camp du Maréchal Haftar.

Les liens supposés du clan Aradi avec le GEN et quelques services pour l’ANL

Global Aviation and Services Group a aussi déjà essuyé plusieurs accusations de transport d’armes. En 2006, la société est accusée dans un rapport du Panel des Experts du Conseil de l’ONU sur la Somalie d’avoir livré des véhicules blindés et transporté du personnel militaire à Baidoa.

Le panel d’experts de l’ONU sur la Libye a également mentionné GASG dans son dernier rapport paru en décembre 2019. Le 26 juillet 2019, elle avait opéré un avion de la société Deek Aviation, détenue par l’homme d’affaires Jaideep Mirchandani basé aux Émirats. L’avion a été frappé par le GEN sur la base aérienne libyenne de Jufra, contrôlée par l’ANL, pour avoir transporté des équipements militaires au profit de l’ANL.

À cela s’ajoutent de potentiels liens politiques avec le pouvoir de Tripoli. En mars 2015, la société publie un démenti de son CEO Abdul Salam Al-Aradi sur son actionnariat niant l’implication d’un individu du nom de Abdul Razak Al-Aradi.

Cet individu n’est autre qu’un représentant du Parti de la Justice et de la Construction, parti proche des Frères Musulmans en Libye, ancien membre du Conseil National de Transition du pays et proche politique du gouvernement de Sarraj.

Compte Facebook de Al-Aradi, souvent surnommé le lobbyste de Sarraj.

D’après Africa Intelligence, les deux individus seraient en fait cousins et la famille Aradi, un clan important en Libye. Sur Facebook, seuls les profils de Abdulrazag Aradi et du directeur commercial de GASG, Nizar Aradi, ont leurs listes d’amis publiques. Les deux hommes ont d’ailleurs un ami en commun : Mohammed Aradi.

Source : un des profils Facebook de Abdulrazag Aradi
source : profil Facebook de Nizar Aradi avec comme contact le CEO de GASG

D’un coté ou de l’autre, il semblerait que ces deux sociétés n’aient pas hésité à soutenir l’un ou l’autre camp en Libye en nouant des accords commerciaux d’acheminement cargo. En livrant de la Turquie à l’aéroport de Misrata contrôlé par le GEN, les deux sociétés semblent positionner en soutien à la Turquie/GEN en décembre 2019.

Limites de l’OSINT dans l’analyse de l’héritage logistique de Viktor Bout?

Le 1er février 2020, les autorités aériennes des Émirats Arabes Unis ont interdit les vols des compagnies aériennes de cargo moldaves depuis ou vers les aéroports du pays, officiellement pour des raisons de sécurité. Cette nouvelle a donc un impact direct sur Aerotranscargo et Global Air/Global Aviation and Services Group pour leurs opérations vers la Libye.

Source – The Load Star

Pourtant, les ficelles du trafic d’armes rendues notoires par le célèbre trafiquant russe Viktor Bout semblent encore faire recette entre Sharjah et Ostende. Ce dernier avait choisi en 1996 l’aéroport d’Ostende comme base pour sa flotte d’avions militaires russes pour livrer des armes aux quatre coins de la planète, de l’Angola à la Colombie.

L’analyse des sources ouvertes pour observer cet héritage logistique de Viktor Bout trouve cependant ses limites dans l’impossibilité de constater la présence d’équipements interdits sans l’existence d’une fuite ou l’intervention d’un lanceur d’alerte donnant accès aux pièces manquantes : photos et documentations douanières.

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