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Quand les algorithmes nord-coréens laissent des empreintes digitales sur la toile

Tout commence par la lecture d’un rapport publié en 2018 par le Middlebury Institute of International Studies of Monterey qui met en lumière un réseau de sociétés dans le secteur informatique utilisées par le régime nord-coréen pour récupérer des devises via la vente d’équipements et de services en ligne.
Le Centre d’Informatique de Choson (Centre Informatique de Corée ou CIC ou KCC en anglais) – entité sous sanction par le Trésor Américain en 2017 est créé en 1990 afin de développer la filière informatique du pays.

L’objectif : faire monter en compétence le pays et le rendre attractif comme centre de services IT externalisés. Le CIC monte aussi une société de développement (Choson New Development Co ou Korea Aprokgang Technology Development Company selon les sources) pour développer toute l’activité économique à l’export des logiciels, équipements informatiques, solutions numériques. Le Centre s’est notamment concentré sur 5 catégories de logiciels : les systèmes d’empreintes digitales, les programmes médicaux, les programmes d’automatisation de bureautique, les programmes d’assistance au design (comme les programmes pour imprimer des motifs pour le textile) et des logiciels de contrôle des installations. La Corée du Nord aurait également développé un savoir-faire sur la reconnaissance vocale et les logiciels de traduction.

C’est donc un de ces réseaux que le rapport met en lumière: la vente d’appareils biométriques nord-coréens en Chine.

OpenFacto, pris au jeu des algorithmes coréens, s’est amusé un samedi à tirer le fil [très long] de ce rapport pour comprendre l’étendu des circuits de distribution de ces produits en utilisant uniquement les informations disponibles en sources ouvertes.

De la Chine en passant par le Liban, le Nigeria et les Etats-Unis, il est en effet possible de retrouver les empreintes nord-coréennes un peu partout sur la toile – ce qui valait bien un petit guide.

Des produits sensibles à la nécessité de transparence des réseaux de distribution et de fabrication

La difficulté d’étudier un réseau de production/fabrication/distribution est qu’il y a presque autant de produits que de réseaux. Il est donc difficile d’en tirer des généralités. Néanmoins, il est possible d’imaginer trois grands types de classification qui expliquent pourquoi l’étude de ces réseaux peut être importante :

  • Les produits/biens dits sensibles : ce sont tous les biens à haute valeur technologique, ceux classés double usage, militaire, précieux ou écologiquement sensible (bois), etc.
  • Les produits/biens à risque d’abus des droits humains : mode, électroniques grand public, etc.
  • Les produits/ biens qui peuvent avoir un impact sur la santé : nourriture, cosmétiques, médicaments, boissons, etc.

L’opacité du circuit de production/distribution peut se situer :

  • au niveau du fabricant/producteur – c’est le cas des appareils biométriques nord-coréen
  • au niveau du produit lui-même – comme dans le cas des lasagnes à la viande de cheval
  • au niveau du client final – comme dans les cas de contournement de sanctions –
  • au niveau du processus de fabrication ou de distribution – comme dans le cas des enfants syriens en Turquie fabriquant des vêtements pour une grande marque mondiale ou de la destination finale affichée d’un produit qui peut être ré-emballé au port.

La traçabilité des produits/biens est donc une question clef dans le débat public mais aussi une nécessité pour être en conformité avec certaines législations en vigueur. Une absence de traçabilité et un écueil sur la chaîne de valeur d’un bien peuvent causer de véritables dommages légaux, financiers et réputationnels quand ils sont mis en lumière.

Plus qu’une liste d’outils, ce guide propose quelques pistes à envisager face à un circuit de production/distribution objet d’une étude en source ouverte. Encore une fois, le travail accompli par l’OSINT aura plus comme objectif de dégrossir un premier niveau de recherche que de résoudre le cas.

Comprendre de quoi on parle pour orienter sa stratégie de recherche

Dans le cadre d’une recherche sur un circuit de distribution, il est plutôt malin de commencer par cartographier grossièrement à quoi ressemble le circuit en question pour en comprendre le cycle de production/distribution du produit en question. On rappellera par un schéma grossier qu’un produit/bien est fabriqué à base de matière première, transformé et est ensuite vendu.


Schéma d’un circuit de production/distribution possible via Tactical Technology Collective

Ce schéma suppose généralement l’existence d’une société avec des actionnaires, une transaction financière, un produit avec des caractéristiques précises, l’acheminement de ce produit d’un point à un autre et un acheteur qui est généralement représenté par un société avec des actionnaires. Ces premiers éléments permettent de décomposer des axes de recherches de manière méthodique et logique en rebasculant sur une méthode de recherche plus classique.

Il est aussi important de réfléchir à ce que l’on soupçonne de manière plus large : un cas de contournement de sanctions ? Une utilisation de matières premières régulées ou non-éthique ? …

Dans le cadre du rapport sur la Corée du Nord, le point de départ de la recherche est le produit en lui-même qui est donc d’une part fabriqué par une entité nord-coréenne établie en Chine et distribuée d’autre part en Chine puis vers l’étranger.

Qui : Cartographier et analyser les acteurs du circuit

Face à un gros circuit de production/distribution, il faut réussir à identifier l’ensemble des acteurs et leur rôle dans ce circuit. Ce n’est pas facile à réaliser et demande de bien comprendre à qui on a à faire. Certains sujets nécessitent également d’identifier la source des matières premières utilisées dans la fabrication du produit/bien en question. Cette recherche est importante car elle permet d’établir des liens entre producteur/fournisseurs, elle permet d’établir aussi un première empreinte géographique de l’étendu de ce circuit.

Pour illustrer cela, dans le cadre de notre recherche sur les équipements biométriques, il a été important de différencier les acteurs du circuit car ils n’ont pas la même importance sur la chaîne : producteur vs distributeur vs grossistes vs filiale de la société de fabrication, vs client, etc.

On a réussi à établir une classification similaire à celle-ci : elle a l’avantage d’identifier le rôle des acteurs allant d’actionnaire ultime à client final, d’identifier correctement aussi les intermédiaires entre deux. Elle donne également une première idée de l’étendue que peut prendre un tel circuit : très concentrée initialement sur la zone sino-coréenne et devenant très internationale une fois les produits bien introduits dans les circuits commerciaux classiques.

Chaque société identifiée pourra s’étudier de manière habituelle : registre du commerce, étude de l’actionnariat, etc.

Dans le cadre de notre recherche et si on s’intéresse à la partie russe du circuit – peu étudiée dans le rapport initial -, on retrouvera sans peine en source ouverte le montage suivant en partant de la société initiale en Corée du Nord « Korea Aprokgyang Technologies Co » établie à PyongYang grâce au registre du commerce russe :

Quoi : Étudier le produit

La troisième étape est d’étudier le produit lui-même. C’est un peu du cas par cas et il n’y a pas vraiment d’outil pour répondre à toutes les variétés de situations. On notera les quelques liens suivants qui peuvent être utiles de temps en temps (liste non exhaustive…) :

  • Les codes-barres : en Europe on retrouve beaucoup ceux du European Article Numbers/ EAN : les 3 premiers chiffres indiquent la société à qui est attribuée le code. Ces sociétés sont souvent membres de l’organisation GS1 qui maintient les standards des codes-barres avec une base de données utile et les codes-barres gérés par FTrace

Au-delà des bases de données, l’idée est de réfléchir un peu « out of the box » en recherchant des informations liées au produit de différentes manières.

Nous avons par exemple effectué une recherche inversée d’images, sur les moteurs de recherche, des différents produits présentés sur le site de la maison mère PEFIS et recherché également des images par les spécifications du produit « north korean algorithms ».

Où : Où s’échange le produit

Un produit s’achète généralement basé sur un catalogue ou dans un magasin physique ou virtuel. Il peut aussi être exposé dans une foire. Il est assez utile dans une recherche sur un circuit de distribution d’identifier les endroits où s’échangent les produits : du site internet de certains revendeurs qui mettent en ligne leurs catalogues, aux conférences spécialisés en passant par des magasins physiques.

Néanmoins et pour certains biens/produits, il est vraiment utile de regarder :

  • Les réseaux sociaux comme Facebook et Instagram
  • Les messageries comme Telegram
  • Le DarkWeb dans le cadre d’identification de biens très spécifiques type armes, faux documents, etc
  • Les plateformes de e-commerce comme :
    • Alibaba
    • Ebay
    • Amazon
    • DHGate
    • Globalsources
    • ECplaza
    • Tradekey
    • HKTDC
    • GlobalSpec
    • Made-in-china
    • Indiamart
    • TradeIndia

Ces plateformes donnent non seulement des informations sur le produit en question mais également sur la société et parfois sur des individus.

La société sino-coréenne en question a encore une présence sur everychina.com qui est une plateforme de vente B2B d’équipement en tout genre.

Comment : la logistique

Enfin, les produits doivent être acheminés d’un point à un autre souvent par bateaux. Ce transport de marchandise est documenté dans une lettre de transport (bill of lading) ou connaissement maritime en français. Il s’agit d’un document de transport émis par le transporteur maritime entre un expéditeur et un destinataire. Les informations qui y sont portées sont très intéressantes :

  • Identification des parties
    • Le shipper : celui qui envoie la marchandise
    • Le consignee : celui qui reçoit la marchandise
    • Le notified party : parfois similaire au consignee / parfois le vrai destinataire du produit
  • Identification du navire et des ports d’embarquement et de déchargement
  • Description des marchandises précises
  • Signature du transporteur  

Néanmoins ce n’est pas une donnée publique – de la même manière que le code de tracking de votre commande FNAC ne l’est pas – et il est difficile d’avoir accès à ces informations en ouvert. Parfois, elles apparaissent sur ces sites payants (mais qui offrent des pré-visualisations gratuites) :

Il est important de noter que dans le cas de produits à double-usage (cas de contournement de sanctions), le consignee va souvent se trouver dans une juridiction douteuse pour recevoir le produit, le ré-emballer avant de l’acheminer vers le véritable client final vers une autre destination avec un transporteur local peu regardant. Il convient donc d’être en alerte sur la destination du pays et de rechercher l’ensemble des parties de la bill of lading. Dans certains cas, il est aussi utile de faire des recherches sur le transporteur et son honorabilité.

Dans le cas de notre recherche, Panjiva donne des détails très utiles :

Quelques ressources en plus

On complétera ce guide par des ressources en plus qui proposent d’autres guides, outils et exemples d’enquêtes sur les circuits de distribution :