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De la nécessaire maîtrise de la langue, de la culture et des codes dans les opérations…

Mon premier contact avec la presse vietnamienne remonte à plus de 25 ans alors que j’étais étudiant en langue à l’Ecole Supérieure de Langues Etrangères de Hanoi. Outil d’apprentissage de la langue pour l’acquisition du vocabulaire, économique d’abord, cette presse devint progressivement un vecteur d’appréhension et de compréhension progressif de l’environnement informationnel ambiant qui m’entourait et dans lequel je baignais. Cette ouverture sur cet écosystème informationnel se structura ensuite de par les activités que j’occupai à la Chancellerie Politique de l’Ambassade de France au Vietnam (1995 – 1998) où il m’était demandé, entre autres, de « brosser » de façon quotidienne un tableau informationnel des éléments publiés dans la presse vietnamienne de langue vietnamienne. Expérience qui dura 3 ans et qui fut prolongée par la mise en place à la fin des années 90 d’une petite structure (en partenariat avec l’Association des Journalistes du Vietnam et le Press Club de Hanoi) de vente d’informations aux acteurs économiques étrangers opérant au Vietnam.

Cette approche « opérationnelle » de la presse vietnamienne fit l’objet de la première partie de ma thèse soutenue en 2005 à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales. Thèse de Doctorat ayant pour titre : « Genèse, situation actuelle et perspectives d’avenir des Compagnies Générales (Tổng Công ty) en République Socialiste du Viêtnam à travers les sources viêtnamiennes1

1 Voir Eglinger, Jean-Philippe, Genèse, situation actuelle et perspectives d’avenir des Compagnies Générales (Tổng Công ty) en République Socialiste du Viêtnam à travers les sources vietnamiennes, thèse de doctorat,Paris, INALCO, avril 2005.

Pourquoi alors revenir sur ce sujet quelque 25 années plus tard? Car il est plus que d’actualité pour une personne ou une organisation qui souhaite appréhender l’environnement d’un pays où le système politique se sert de cet outil comme porte voix direct auprès de sa population. Traiter à la source l’information permet de détecter les signaux faibles ; pouvoir comprendre l’angle d’approche et surtout la manière dont les autorités souhaitent voir sa population réagir face à un problème évoqué, ce sans être obligé de poser trop de questions est un réel avantage. Tout cela effectué dans la langue et la culture vietnamiennes pour optimiser l’efficacité du discours et donc l’impact de l’influence. L’important ici étant moins l’information en elle-même que la source qui la traite et la manière dont elle est traitée. Et c’est bien là tout l’avantage de pouvoir directement approcher et analyser cette presse dont certains pensent qu’elle ne présente pas d’intérêt car elle est dirigée… Cette direction indiquée, précédemment évoquée, nous donne les clefs de décryptage car cet outil est éminemment politique.

La presse au Vietnam : un écosystème au service des autorités du pays

  • Statut actuel :

Dans un article publié par la revue Công Lý (Justice) du 28 décembre 20181, présentant le rapport des activités de la presse institutionnelle vietnamienne 2 en décembre 2018, M. Lê Mạnh Hùng, vice président de la Commission Centrale de la Propagande et de l’Education a indiqué qu’en novembre 2018, il y avait environ 19 000 journalistes détenteurs d’une carte de presse; que le nombre d’adhérents à l’Association des Journalistes du Vietnam s’élevait à 23 893 personnes. Le Vietnam compte quelque 844 organes de presse avec 184 journaux, 660 revues et 24 organes de presse électroniques indépendants.

Quelque 189 licences autorisant la mise en place de sites d’information internet ont été attribuées aux organes de presse, de diffusion ou de télévision. Le Vietnam compte 67 radios ou chaînes de télévision et 35 entreprises évoluant dans le domaine de services de diffusion ou télédiffusion.

Ce secteur de la presse représentait en 2018 un marché de 15 840 milliards de VND (environ 610 millions d’euros). Le chiffre d’affaires des journaux imprimés et électroniques se montait à 4 900 milliards de VND (soit 188 millions d’euros). Et le chiffre d’affaires des Radio et télévision représentait 10 940 milliards de VND (420,6 millions d’euros) avec une part de recettes de 9 631 milliards de VND (370 millions).

A noter que depuis la fin des années 80, le modèle économique des média vietnamiens s’est libéralisé et que le secteur privé est désormais autorisé à investir dans certaines publications à vocation de « loisir« .

Enfin, à noter qu’à côté de cette presse nationale vietnamienne, il existe de nombreuses publications ou blogs tenus par des Việt Kiều (Vietnamiens résidant à l’étranger) et souvent hostiles à la politique des dirigeants du Vietnam.

1 http://congly.vn/thoi-su/hoi-nghi-bao-chi-toan-quoc-tong-ket-cong-tac-nam-2018-trien-khai-nhiem-vu-nam-2019-281918.html

2 Il est intéressant de voir qu’en vietnamien le terme « báo chí » (journal) englobe l’ensemble des activités de la presse

  • Bref Historique

Dans son ouvrage, Thư tịch Báo Chí Việt Nam1, M. Tô Huy Rứa2 indique que « le journalisme est apparu au Vietnam juste après l’invasion des ‘Colonialistes’ français ». La première publication vietnamienne, aux yeux des autorités de Hà Nội, semble rester le journal Gia Định báo. Ce journal écrit en quốc ngữ 1 fut fondé à Sài Gòn le 15 avril 1865 sur décision du gouvernement français de Cochinchine. Le développement de la presse au Vietnam connu un essor dans les années 1910 – 1920, date à laquelle des parutions créées par des intellectuels vietnamiens qui décidèrent de favoriser la diffusion du savoir par voie de presse virent le jour. Des publications comme Nam Phong écrites en quốc ngữ2, français et chinois étaient soutenues par les autorités coloniales françaises afin de défendre les intérêts et la culture française et influencer les populations.

1 Nhà xuất Bản Chính trị Quốc gia, 1998

2 Alors président de l’Institut Politique Hồ Chí Minh

1 Langue nationale fondée sur les caractères latins
2 Journal fondé par Phạm Quỳnh et Louis Marty en janvier 1917.

Tout comme le Nam Phong, l’hebdomadaire Đông Dương Tạp chí1 fondé par le Français Schneider et dont le rédacteur en chef était Nguyễn Văn Vĩnh axait sa ligne éditoriale sur la vulgarisation de la culture tant vietnamienne qu’occidentale… D’autres journaux plus littéraires firent leur apparition comme le Phong Hoá Tuần báo2 fondé par Nguyễn Tường Tam (Nhật Linh) à son retour de France en 1932. Une des caractéristiques de ce journal était qu’il était animé par une équipe de jeunes écrivains et poètes qui fondèrent un groupe littéraire, le Tự lực Văn đoàn3 résolument « moderne ».

Parallèlement à cette presse « autorisée », s’est développé dans les années 30 – 40 une presse vietnamienne d’Outre-mer4, créée par Nguyễn Ái Quốc5 et qui comprenait les principaux titres suivants : Thanh Niên, Công nông, Lính khách mệnh. D’autres sensibilités étaient également représentées comme celle du nationaliste Nguyễn An Ninh avec son titre « La Cloche fêlée », Ce sont là les prémisses de la presse révolutionnaire vietnamienne de différentes obédiences (Communiste, nationaliste, trotskyste) qui a permis l’essor du journalisme connu sous le terme de Làng Báo Chí (Village de la Presse)… Qui aussi bien les journaux autorisés que les premières revues communistes ont eu pour effet immédiat de contribuer à enseigner et de propager à grande échelle le quốc ngữ dont l’usage était jusqu’alors resté limité… Dès son apparition, il est frappant de constater que la presse vietnamienne a toujours été un enjeu de pouvoir dont le but était de convaincre ses lecteurs du bien fondé des causes qu’elles incarnaient et défendaient quelles fussent littéraires, politiques, linguistiques ou culturelles. Le président Hồ Chí Minh aimait effectivement à rappeler que « le journaliste est le soldat, le papier et la plume sont des armes ». Cette arme qui fut nécessaire à la lutte pour l’indépendance continue maintenant à être utilisée pour canaliser les énergies à « l’édification du Socialisme, à la poursuite de l’industrialisation et de la modernisation du Vietnam » tout en renforçant « la solidarité idéologique, politique et spirituelle parmi la population6 »

1 15 mai 1913 – 15 juin 1919

2 16 juin 1932 – 5 juin 1936.

3 Regroupant, entre autres, les auteurs suivants : Nhật Linh, Tô Ngọc Vân, Khai Hưng, etc.

4 Base d’Edition à Canton. D’autres journaux communistes vietnamiens furent implantés en Chine (Shanghai) « Đỏ » du Đảng Cộng sản An Nam, en France, …

5 Hồ Chí Minh

6 Directive 22/CT-TW du 17 octobre 1997

  • Les liens avec le monde politique

Historiquement et par nature, la presse au Vietnam est fortement liée au pouvoir politique en place et les contrôles s’organisent de façon institutionnelle selon le schéma (simplifié) suivant :

Source : Travaux personnels

La nécessaire prise en compte de la « grille de lecture » politique, économique, culturelle pour optimiser son utilisation opérationnelle.

Cette imbrication qui existe entre la presse vietnamienne et les autorités politiques est double : d’une part, la presse institutionnelle est placée directement sous le contrôle des autorités qui s’en servent de porte voix. D’autre part, la presse contestataire Việt Kiều, donne en creux des éléments d’information supplémentaires à ceux indiqués par la presse institutionnelle. Si à cela, on ajoute que la presse institutionnelle est multiple en raison des différents organes de rattachement des publications, on commence à voir que cet écosystème d’informations n’est pas si monolithique qu’annoncé. Contredisant la phrase « solennelle » si souvent entendue : « de toute façon la presse vietnamienne est dirigée, il n’y a donc rien à en tirer »… Certes, la presse vietnamienne est dirigée, et c’est justement pour cela qu’elle est intéressante et qu’elle « dit ». La question est de savoir si nous savons/pouvons « entendre ». Sachant « qu’entendre » ne signifie aucunement « partager le point de vue »… Et pour entendre il faut vouloir (essayer) de comprendre et être en mesure de décrypter cette presse dans son environnement politique, linguistique et culturel. Et c’est seulement dans cet état d’esprit que l’on pourra être en mesure d’appréhender les éléments qu’elle révèle, ce selon un cheminement souvent très cadré.

  1. En premier lieu, la presse une fois qu’elle y est autorisée, identifie un sujet via une publication dans certains journaux phares (au plus proche des autorités politiques (Cf. Partie 3), ou bien, en creux ignore, un problème par non révélation ou retrait de publication. C’est là le premier signal faible à détecter. Voir si le fait qui existait est révélé, ignoré, ou abandonné.
  2. Le deuxième point est de bien comprendre comment ce point révélé est abordé. Quel est son éclairage. Et sa contextualisation dans l’environnement vietnamien est capital. Les pondérations « d’importance » de l’information ne sont pas forcément les mêmes dans cet environnement que dans le nôtre.
  3. Le troisième point à prendre en compte est la solution que l’article propose pour gérer le problème exposé. Quel est le chemin à prendre, à suivre pour entrer dans la gestion « autorisée » de la situation ?
  4. Enfin, le dernier point, en guise de conclusion, est l’enseignement à retirer de la situation décrite. Ce qu’il faut en retenir afin de ne pas se retrouver confronté aux mêmes difficultés dans l’avenir.

Cette approche très pédagogique permet à celui qui maîtrise les éléments du « puzzle » donnés par la presse de dégager les éléments principaux pour tenter de reconstituer le tableau à partir des pièces éparses collectée…

Et ceci demande une connaissance fine de l’écosystème des organes de publication de la presse au Vietnam. En effet, « Qui dit quoi ? » Quelle est la hiérarchie à établir entre les publications ? Par exemple lorsque le journal Nhân Dân (Le Peuple) dont l’organe de Tutelle est le Parti Communiste, publie une information, on peut de facto en déduire que cette information est de première importance pour les autorités. La source avant l’information… On sait également que ce journal étant près des autorités de censure, il sait ce qu’il ne peut pas écrire donc ce sera lui qui en « dira » le plus. C’est une lecture en creux en quelque sorte…

Un autre exemple, lorsque le journal Đầu Tư (organe de tutelle : le Ministère du Plan et de l’Investissement) traite, par exemple, d’un cas de corruption (par exemple) et que le journal Công Thương (organe de tutelle le Ministère de l’Industrie et du Commerce) y répond si un agent de son ministère est mis en cause, on peut compter glaner un certains nombre d’informations autour de ces échanges par presse interposée. Ceci est valable pour d’autres acteurs politiques qui souvent font l’objet d’attaques dans les campagnes de lutte contre la corruption qui sont un moyen pour un clan d’attaquer un autre clan. Le récent exemple de l’attaque du Maire de Hanoi, M. Nguyễn Đức Chung par les partisans du Premier Ministre M. Nguyễn Xuân Phúc est un bon exemple.

A noter que ces articles sont de plus en plus relayés par les éditions électroniques des journaux plus réactives que la presse papier. Cette dernière gardant un avantage lorsqu’il s’agit de traiter des articles de fond sur une durée plus longue.

Cette presse soumise à la tutelle de ses organes est également dépendante de son lectorat. La baisse du nombre des publications papiers depuis les années 80 en atteste. La presse doit donc non seulement se « conformer » aux directives des ses organismes de tutelle mais également satisfaire les besoins d’information de la population, notamment urbaine, bien plus informée que nous pouvons le croire en Occident. Cette presse ne peut donc pas trop se déjuger. Il existe également un « garde fou », limité certes mais bien présent, qui cadre également la manière dont l’information est présentée.

Ces éléments mis en place permettent, via la mise en perspective de l’information, d’élaborer des scenarii « plausibles » en confrontant cet « environnement informationnel » aux contraintes de l’environnement vietnamien. Ce scenario peut-il entrer dans le cadre d’un écosystème contraint ou non ? Quelles sont les implications dans l’environnement vietnamien ? Etc. Sachant qu’il existe toujours des « fils invisibles » qui nous échappent.

Une fois cette étape franchie, se met en place alors la nécessaire étape de « translittération informationnelle » qui permet une fois les scenarii établi et validé dans l’écosystème vietnamien de le « transformer » en éléments recevables pour le lecteur étranger à l’écosystème. Et ce, n’est pas forcément la partie la plus simple à réaliser. Rendre intelligible une situation « cross culturelle » demande une véritable pédagogie afin d’éviter la situation de rejet souvent exprimée par : « ce n’est pas possible »…

Mais c’est un autre sujet qui ne relève pas du présent article…