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par Antoine Hasday et Thomas Eydoux

“La dernière dictature d’Europe”: c’est à travers ce lieu commun journalistique que l’on entend le plus souvent parler de la Biélorussie, ou Belarus. Pays martyr de la Seconde Guerre mondiale, situé entre la Russie et la Pologne, il est rattaché à l’URSS au lendemain du conflit.

Après la chute du mur de Berlin, la Biélorussie accède à l’indépendance et à la démocratie le 27 juillet 1990. Quatre ans plus tard, le 10 juillet 1994, le député Alexandre Loukachenko est élu président au suffrage universel, porté par sa campagne anti-corruption. Souhaitant préserver un système économique à la soviétique, il rencontre de nombreuses difficultés, renforce la dépendance du pays vis-à-vis de la Russie et devient de plus en plus impopulaire. Loukachenko renforce son pouvoir personnel en 1996, et la Biélorussie bascule dans la dictature. L’homme est “réélu” en 2001, 2006, 2010, 2015, lors de scrutins condamnés comme frauduleux par la communauté internationale. Réprimant violemment toute opposition, le régime biélorusse fait aussi l’objet de sanctions.

En août dernier, Loukachenko est “réélu” pour la cinquième fois. Mais quelque chose a changé : de nombreux Biélorusses prennent la rue pour réclamer son départ, après 25 ans de dictature. Le régime réplique par la violence.

Dans les rues, la répression revêt différentes formes. Certaines unités sont en uniforme, facilement reconnaissables. D’autres cherchent à se fondre dans la masse et à éviter toute identification. Qui est responsable des violences du 1à août dernier?

Panorama des forces en présence

OMON, la force brute

Ce sont les policiers les plus visibles sur les photos et vidéos des manifestations. Ce sont les plus nombreux dans les rues. Les unités OMON (Otriad Mobilny Ossobogo Naznatchénia – détachement mobile à vocation spéciale) sont les forces spéciales de la police biélorusse. Chargés du maintien de l’ordre, ils sont généralement habillés en noir, avec casque, bouclier en métal et matraque.

Ils portent le plus souvent deux patchs distinctifs. Le premier est celui du Ministère de l’Intérieur biélorusse, le second est celui de leur unité. 

Les OMON utilisent des camions-cellules de la marque MAZ (MA3, en russe) pour détenir certains manifestants arrêtés.

Mais rapidement, avec des manifestations parfois plus éparses, la stratégie de ces unités évolue. D’un maintien de l’ordre “traditionnel” (rangs serrés, charges, canon à eau et gaz lacrymogène), certains policiers commencent à aller au contact des protestataires. Dès lors, les tenues sont allégées, mais les patchs sont toujours portés. 

Sur certaines vidéos, on les voit frapper violemment les manifestants, parfois à mains nues. 

A Minsk, les postes de polices sont nombreux. Des activistes ont d’ailleurs mis en ligne une carte qui les localise presque tous.

source

De petits hommes verts

Dans les rues de Minsk, plusieurs vidéos montrent des hommes cagoulés et habillés en treillis verts. Les premières vidéos émergent sur les réseaux sociaux à partir du 5 septembre. Ils ne portent aucun patch, mais emploient les mêmes méthodes violentes que les policiers OMON.

Néanmoins, certains d’entre eux sont équipés d’une caméra piéton DOZOR, fabriquée par TS-Market, une entreprise russe. C’est ce que remarque Georges Barros, dans sa veille pour l’Institute for the study of war (ISW). 

Elles sont clairement visibles sur ces vidéos, ici et ici

Les forces spéciales de l’intérieur biélorusses 

En plus des forces spéciales de police, le gouvernement de Loukachenko fait appel à des militaires du Ministère de l’Intérieur biélorusse (MVD).

Ceux présents à Minsk proviennent sûrement en majeure partie de l’unité 3214, décrite comme une des unités de la Garde des Forces Armées. L’unité 3214, la plus importante, et dont les baraquements sont situés au nord-est de Minsk, a reçu la visite d’Alexandre Loukachenko au moins une fois ces 3 derniers mois. La première fois le 28 juillet 2020, avant les élections. Une vidéo et des photos ont été prises à cette occasion. Lors de sa venue, un exercice presque grandeur nature s’est tenu. Des militaires chargés (en partie) du maintien de l’ordre ont dispersé de faux manifestants, avec des canons à eau et du gaz lacrymogène. 

Sur les clichés disponibles, les militaires sont facilement reconnaissables avec leurs treillis type multicam, qui dénotent face aux habits sombres des policiers OMON. Vidéo d’état

Trois éléments du décor permettent de confirmer que cette photo de la visite a été prise dans les baraquements de l’unité 3102 : l’auvent bleu à l’avant-plan ; le bâtiment en L au toit rouge au second plan, et la tour blanche à l’arrière-plan.

SOBR et SPBT, deux faces d’une même pièce

Ces deux unités dépendent elles aussi du Ministère de l’Intérieur.  La première, SOBR ( СОБР – Специальный Отряд Быстрого Реагирования, unité spéciale de réaction rapide) est chargée de l’anti-terrorisme et du grand banditisme. En raison de l’héritage de l’ex-URSS, l’influence de la Russie sur l’organisation de ses forces armées est importante. Equipés comme des forces spéciales occidentales modernes, les soldats SOBR sont difficilement identifiables d’autres unités spéciales de militaires. 

Sur Twitter, Rob Lee explique avoir vu des véhicules de type Tigr, un GAZ-2330 de conception russe, qui appartiennent sans doute aux unités SOBR, selon lui. Des blindés, que l’on retrouve également sur cette vidéo, datée du 10 août, diffusée par le média Nexta.  

Néanmoins, sur cette vidéo “semi-officielle” de ces soldats, il est clairement indiqué dans leur dos leur appartenance, avec les lettres СОБР patchées dans le dos de certains hommes. On remarque là encore un Tigr, dans une livrée camouflée cette fois-ci, à la différence du noir sombre aperçu dans les rues de Minsk le 10 août dernier. 

Les SOBR ne seraient pas les seules unités à avoir été déployés par le ministère de l’intérieur pour réprimer les manifestants. D’autres soldats, qui appartiennent cette fois-ci au SPBT (СПБТ – Специальное подразделение по борьбе с терроризмом, Unité spéciale de lutte contre le terrorisme), auraient été aperçus, toujours aux alentours du 10 août.  Les soldats du SPBT appartiennent à l’unité “Diamant”, “Алмаз” en russe. Sur l’une des vidéos où on les voit s’entraîner, filmés par une chaîne nationale, ils portent un patch “МВД” (MVD, le Ministère de l’intérieur biélorusse). Un patch qui va avoir son importance plus loin dans cet article.

Le média biélorusse Tut.by a diffusé une photo qui accompagnait un article le 11 août un peu avant 15 heures. Dessus, le journaliste affirme y voir des éléments SBPT. L’article, diffusé le 11 août après-midi, est illustré par une photo prise de nuit. On peut donc supposer sans trop se tromper qu’elle a été prise la veille, le 10 août au soir donc, le premier jour où ces unités (SOBR et SBPT) ont été aperçues.

Encore une fois, nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que des soldats de cette unité se trouvaient à Minsk le soir du 10 août. 

Le KGB, ou plutôt le groupe Alpha

Toujours tributaire de l’URSS, la Biélorussie a conservé les unités du KGB. Mieux équipés que les forces de polices traditionnelles, et a priori mieux entraînés, les hommes du KGB sont chargés des missions les plus complexes. Anti-terrorisme, lutte contre le crime-organisé et le grand banditisme, opérations spéciales, le KGB doit intervenir lorsque la tâche est trop complexe pour les hommes du Ministère de l’intérieur. 

La proximité avec leur voisin russe est encore toujours d’actualité. Sur cette vidéo, on les voit s’entraîner avec les homologues russes du FSB. En Biélorussie, les membres du KGB font partie du groupe Alpha, avec un patch particulier. Ce sont eux qui ont arrêté certains membres du groupe Wagner le 29 juillet à Minsk, suspectés de vouloir déstabiliser les élections. Sur la vidéo de l’arrestation, diffusée par l’agence de presse russe Ruptly, on distingue durant quelques secondes l’équipement de l’un des membres du KGB. La ressemblance avec ceux vus à Minsk le 10 août est frappante. Bien que, encore une fois, il nous est impossible d’affirmer que ce sont bien eux. 

En résumé, les unités sont nombreuses et leurs missions sont différentes. Mais lorsque les manifestants biélorusses descendent dans la rue pour protester, aucune distinction : la répression se fait aveuglément. C’est particulièrement vrai après le 10 août (comme mentionné plus haut), jour à partir duquel les forces spéciales biélorusses sont visibles en action dans les rues de Minsk sur les photos et vidéos. En revanche, sur l’ensemble des images disponibles, qui prouvent leur présence, aucun élément ne permet de les différencier clairement (KGB, SOBR ou SPBT). Néanmoins, une chose est sûre, c’est que la tension est montée d’un cran ce jour-là. Un manifestant y a même perdu la vie.

Le Ministère de l’intérieur derrière le meurtre d’un manifestant ?

Dans une vidéo filmée par un habitant du quartier, on distingue un manifestant vêtu de blanc, Alexander Taraikovsky (34 ans) qui s’avance, mains levées, vers un cordon de forces de sécurité. Au moins un coup de feu est tiré dans sa direction : la flamme est visible sur la vidéo. Quelques instants plus tard, le manifestant s’effondre, mort.

Si, à première vue, le lieu semble difficile à identifier, plusieurs éléments disponibles en source ouverte nous ont permis d’authentifier la vidéo. 

Tout d’abord, nous avons consultés les clichés, pris de jours cette fois-ci, lors de la cérémonie d’hommage au manifestant tué se tenant le 13 août. Cet article, disponible sur internet, explique que l’hommage a eu lieu dans les environs de la station de métro de Pushkinskaya à Minsk. Là même où se manifestant serait mort. On y trouve un post Facebook de Dirk Schuebel, diplomate à la tête de la délégation de l’Union Européenne en Biélorussie. Comme expliqué, il s’y est rendu le 13 août, 3 jours après les faits. C’est via son compte Facebook que nous avons trouvé les premières photos de l’événement. 

En comparant la vue Google Maps et les photos diffusées par le diplomate, nous pouvons déjà trouver plusieurs points de comparaison, chacun étant entouré d’une couleur différente. En plus, le média lui-même a diffusé des clichés.

La particularité du site est sa forme géométrique, où chaque coin de la place est cerné par 4 bâtiments similaires (qui seraient les entrées du métro). Celui que nous avons entouré en rouge va s’avérer particulièrement important.

Sur d’autres photos de l’hommage que nous avons trouvé sur internet, nous avons pu remarquer l’enseigne d’un cinéma, entourée en blanc. 

Nous avons donc noté les éléments importants du lieu où a eu lieu l’hommage.

Revenons maintenant à la vidéo. Sur la première disponible, nous pouvons retrouver certains éléments, dont le bâtiment, entouré en rouge, ainsi que les deux panneaux qui lui sont proches.  Il est donc clair que la vidéo a été tournée à l’endroit même où a eu lieu la cérémonie d’hommage, là où est mort le manifestant.

Beaucoup de clichés pris cette nuit montrent des hommes des forces spéciales, dont les unités ont été décrites plus haut, qui sont présents sur la place. Une simple recherche d’image inversée via Yandex nous a permis d’en retrouver plusieurs – qui nous ont par ailleurs aidées lors de l’explication des différentes unités présentes). 

Sur la vidéo diffusée sur Twitter, la flamme visible d’un tir semble venir de l’avant-dernier policier en partant de la droite (entre 0’06 et 0’08). Sur ces captures d’écran, il semble qu’il vise, tire et abaisse ensuite son arme.

Une autre vidéo, diffusée par Euronews, a été prise derrière les policiers. On ne distingue pas les tirs mais on voit le deuxième policier en partant de la droite (la perspective est inversée) abaisser son fusil, puis la caméra se déplace sur le manifestant, mortellement blessé à l’abdomen, qui s’écroule quelques secondes plus tard. On peut faire l’hypothèse que c’est ce policier qui a tiré.

Nous avons synchronisé les deux vidéos, puis effectué un arrêt sur image lors du moment où le coup de feu est visible sur la vidéo amateur.

Par ailleurs, on peut distinguer les lettres présentes dans le dos de l’un d’entre eux, celles du ministère de l’intérieur. Ce qui laisse penser que ces hommes relèvent de son autorité.

Une autre photo de Getty Images (ici) montre le fusil encore fumant de l’un des policiers (mais il est possible que plusieurs coups de feu aient été tirés). 

Après le tir, les forces de sécurité se dirigent vers le corps et l’on voit passer une voiture sombre, tous phares allumés, près d’eux. Comme sur la vidéo diffusée sur Twitter.

La conclusion de l’étude des images trouvées en sources ouvertes est sans appel. Les autorités biélorusses ont affirmé que l’homme s’était tué avec une grenade qu’il tenait à la main. Comme le démontre Euronews et l’ensemble de ces images, c’est un mensonge.