Partagez ce contenu

Qui aurait imaginé que la vente d’une œuvre phare du pop art, symbole de la vie californienne, se retrouve au cœur d’un règlement de comptes politique de la famille Assad en Syrie ? Une vente aux enchères éclair, un milliardaire fugitif hongkongais, une rumeur lancée par un média russe… L’actualité de cette œuvre d’art révèle quelques failles de notre époque. Décryptage.

The splash david hockney
The splash david hockney

Le 11 février dernier, à Londres, le tableau intitulé « The Splash », réalisé par l’artiste britannique David Hockney en 1966, a été vendu aux enchères à 23,1 millions de livres, soit 27,4 millions d’euros. La vente aux enchères a été organisée par Sotheby’s, acteur dominant du marché des ventes d’art contemporain. La toile représente une piscine et un plongeoir, avec des éclaboussures, laissant penser qu’un nageur vient de pénétrer dans l’eau. Emblématique du quotidien en Californie où a vécu l’artiste, icône du Pop Art, cette peinture devient la troisième toile la plus chère de David Hockney.

Dans une atmosphère inquiète de savoir si le Brexit ou la crise du coronavirus aurait des impacts financiers sur le marché du monde de l’art, l’enchère semble plutôt décevante, dans le milieu de l’art.

Comme on peut le constater sur cette vidéo du direct de la vente, postée par la page Facebook de Sotheby’s, les enchères autour de l’œuvre de David Hockney, « star » de cette journée, ont été très rapides : la vente a été adjugée après une seule offre à Jackie Wachter, vice-présidente des ventes privées pour Sotheby’s à Los Angeles, mandatée par un client mystère, qui avait posé une garantie de tiers à Sotheby’s.

Vidéo de la vente aux enchères mise en ligne par Sotheby’s, à regarder à partir de 33’05 :

Le système de garanties permet à un vendeur d’être rassuré que son bien sera effectivement vendu, à un certain tarif minimum : le lot peut être garanti soit par la maison de vente aux enchères, soit par un tiers (acheteur intéressé, comme c’est le cas ici). Cette pratique n’est pas nouvelle, mais elle s’observe de plus en plus ces dernières années. En effet, elle permet d’inciter les propriétaires d’œuvres d’art à vendre leur biens, leur donnant la certitude d’une enchère minimum.

Un vendeur fugitif de Macao

Yvonne Lui et Joseph Lau, 2011 / Source Wikipedia

Le vendeur, lui, est connu : il s’agit de Joseph Lau, un milliardaire de 68 ans, actionnaire majoritaire de la Chinese Estates Holdings. Promoteur immobilier de Hong Kong, il détient une fortune d’environ 7,3 milliards de dollars, selon Bloomberg Billionaires Index

Il a été reconnu coupable par contumace de corruption et blanchiment d’argent par un tribunal de Macao, en 2014. Il lui était reproché le paiement d’un montant de 2,6 millions de dollars à l’ancien chef des travaux publics de Macao. Joseph Lau a été condamné à une peine de cinq ans de prison. Hong Kong n’ayant pas de traité d’extradition avec Macao, le milliardaire est pour l’heure fugitif de cette région autonome, puisqu’il refuse de s’y rendre. 

Le fugitif est aussi connu pour avoir acheté l’œuvre « Mao » d’Andy Warhol, en 2006 pour 17,4 millions de dollars. En 2007, il a également acquis un tableau de Paul Gauguin (« Te Poipoi ») pour 39,2 millions de dollars. C’est en 2006 qu’il s’offre « The Splash » de David Hockney, pour 2,9 millions de livres. 

Rumeur d’une vente à Bachar al-Assad : l’info qui fait plouf

Si l’identité du vendeur est connue, celle de l’acquéreur a été objet de rumeur, pour le moins étonnante. En effet, quelques semaines après la vente, plusieurs articles de presse ont relayé que la toile aurait été vendue à Bachar al-Assad, qui l’aurait offerte à sa femme, Asma al-Assad. Ainsi, le 25 avril dernier, Libération publie une chronique intitulée « Cadeau à 27 millions d’euros pour Asma al-Assad : scandale en Syrie après des accusations russes ». 

L’information provient d’un journal proche de Kremlin, Gosnovosti. Libération a pris les précautions de mettre son article au conditionnel, et d’indiquer que l’article à l’origine de la rumeur sa base sur un prétendu compte Twitter syrien introuvable. En réalité, le compte existe bien, mais le tweet qui relaie l’information, illustré en capture d’écran par le journal russe, a été effacé depuis. Ce compte Twitter n’a, à son actif, qu’une dizaine de tweets, et a été créé en janvier 2020. 

Malgré la pauvreté de cette source, l’information est reprise par plusieurs journalistes, parfois avec mesure : 

Comme ici, par un journaliste de Radio Canada : 

Là, par la directrice de l’information parlementaire Public Sénat : 

Pour d’autres, les pincettes ne sont plus de mises et nous voyons par exemple l’auteur du blog « Lunettes Rouges » publié sur le Monde, relayant l’information comme si elle avait été confirmée :

Ainsi encore, ce 8 mai 2020, il persiste et signe, alors même que le doute sur l’information lui avait été signalé suite à son premier tweet : 

Quelques médias relayent également l’information, avec plus ou moins de recul :

Pourtant, ce que révèle la sortie de cette rumeur qui a soulevé indignation en Syrie, c’est un potentiel changement de position de la Russie, envers Bachar al-Assad, mais aussi les règlements de comptes du clan Assad. 

Car il semble que les relations soient houleuses entre Bachar al-Assad et son cousin, Rami Makhlouf, l’homme le plus riche de Syrie, ancien pilier du régime, comme l’explique dans un billet Jean-Pierre Filiu sur son blog du Monde. Le cousin germain de Bachar al-Assad a profité de la libéralisation économique menée par Bachar al-Assad : « Makhlouf s’est alors constitué un véritable empire, accaparant à son profit les « privatisations » d’entreprises publiques, investissant dans les nouvelles banques « privées » et, avec Syriatel, prenant une position dominante dans la téléphonie mobile. Avec une fortune évaluée en milliards de dollars, de 3 à 7 suivant les sources, Makhlouf est devenu le grand financier des milices pro-Assad, dont le rôle dans la répression du soulèvement populaire de 2011 a été déterminant. »

Depuis 2018, les tensions se sont amplifiées entre les deux cousins. Notamment parce que la reconquête par le régime d’une grande partie du territoire syrien entraîne un partage des richesses qui n’avantage pas Rami Makhouf : une partie de ses biens ont été mis sous séquestre, des impôts importants lui sont exigés…

Certains disent que la rumeur lancée au sujet du tableau de David Hockney qu’Assad aurait offert à sa femme, pourrait être l’œuvre d’une tentative de déstabilisation, rappelant que le père (l’un des anciens chefs des services syriens de sécurité) et le frère de Rami Makhlouf sont aujourd’hui installés à Moscou.

Interpellation par vidéos Facebook 

C’est la première fois que le clan Assad se déchire publiquement : le 30 avril 2020, Rami Makhouf publie une première vidéo (qu’il republiera le lendemain) sur sa page Facebook, en public :

Il implore le président syrien de rééchelonner les arriérés d’impôts réclamés par le régime à son groupe, à hauteur, selon lui, de 162 millions d’euros. Le 3 mai, il republie une seconde vidéo, toujours sur Facebook :

Il dénonce ici, comme explique par Le Monde, les pressions exercées sur sa société Syriatel, notamment en arrêtant certains de ses employés : « Quelqu’un peut-il imaginer que les services de sécurité s’en prennent aux entreprises de Rami Makhlouf, qui a été le plus grand soutien et parrain de ces services pendant la guerre ?, s’interroge-t-il dans la vidéo. Si nous continuons sur cette voie, la situation dans le pays deviendra très difficile ». 

Rami Makhouf demande donc de repousser les paiements pour que sa société ne s’effondre pas. Le milliardaire est sous sanction américaine depuis 2008, pour « corruption publique ». L’Union européenne a aussi imposé des sanctions à Makhlouf depuis le début du conflit syrien en 2011, l’accusant d’avoir financé Bachar al-Assad.

Propagande russe 

Outre le conflit entre Bachar al-Assad et son cousin, la rumeur lancée par le média russe souligne, selon plusieurs journalistes syriens anti-régime, la propagande contre Bachar al-Assad lancée par les médias russes, depuis plusieurs mois et dont l’article sur le tableau en est l’exemple le plus « grossier ». L’un de ces journalistes anti-régime y voit même le « signe annonciateur d’une future expulsion de Bachar al-Assad, lors des prochaines élections présidentielles d’avril 2021 »

Mi-avril, le site russe pro-Poutine RIA FAN, détenu par l’homme d’affaire russe Evgueni Prigojine, proche de Poutine, publiait une série d’articles très critiques à l’égard de Bachar al-Assad, comme le signale Benoît Vitkine, journaliste au Monde, spécialiste de la Russie. Le site russe RIA FAN disait avoir effectué une enquête d’opinion dont les sondés donnaient 32% d’intention de vote pour les élections de 2021 en faveur du président actuel syrien.

Ces publications ont depuis été effacées du site, qui évoque « une attaque informatique » pour expliquer l’apparition de ces « fake news ». Le site a-t-il vraiment été victime d’un piratage ? Ou bien le journal russe a-t-il fait machine arrière ? Impossible de la savoir.

Quoiqu’il en soit, comme nous l’avons vu pour la rumeur sur l’achat du tableau de David Hockney par Bachar al-Assad, une désinformation est :

  1. Toujours une information sur d’éventuelles tentatives de déstabilisation : reste à savoir par qui, dans quel but, etc.
  2. Rarement « débunkée » autant qu’elle n’est partagée : l’information fausse peut donc marquer les esprits de lecteurs, pas forcément au courant, après coup, que ce n’était qu’une rumeur.

Mais où est alors la toile « The Splash » ? 

Selon une source proche de Bloomberg, qui a souhaité rester anonyme étant donné le caractère personnel de l’information, David Geffen serait l’heureux nouveau propriétaire de la toile « The Splash ». Une œuvre qu’il connaît bien pour l’avoir déjà acquise par le passé, avant de la revendre en 1985, comme l’indique le site de Sotheby’s :

Source : Sotheby’s

Pourquoi cette information paraît plus crédible ?

  • La source : Bloomberg est l’une des magazines américain les plus importants. Site d’information sérieux, il doit sa notoriété au fait d’avoir des journalistes respectant quelques règles avant de publier une information. Il apparaît peut probable que ce journal prenne le risque de publier une information qui peut être démentie par le propriétaire de l’oeuvre d’art.
  • La probabilité de l’information : un milliardaire qui avait déjà possédé l’oeuvre, ça paraît plausible.

Cette information reste évidemment à prendre avec des précautions mais on peut raisonnablement penser qu’un jour ou l’autre, que ce soit dans 5, 10 ou 15 ans, l’information sera rendue publique, ne serait-ce que lorsque l’oeuvre d’art reviendra un jour dans une salle de vente aux enchères.

Sur la base de cette hypothèse, on peut s’interroger sur la pertinence de racheter une œuvre, des années plus tard, à un prix pharaonique par rapport au premier achat. Même si ce milliardaire n’en est pas à compter son argent (David Geffen a récemment revendu une villa à Jeff Bezos à 165 millions de dollars, alors qu’il l’avait payé 47,5 millions 30 ans plus tôt), ce n’est tout de même pas sa meilleure affaire. Pourquoi racheter « The Splash » maintenant ? 

Nous avons recueilli l’avis de Cédric Aumaitre, directeur de Clear Art Conseil, et auteur d’un article publié le 21 février 2020 « Art et investissement : plongeon dans l’art contemporain ». Pourquoi acheter un tableau plus cher que ce qu’on l’a vendu ? Pour lui, si l’acquéreur s’avère bien David Geffen, seul lui détient la réponse, cependant, on peut tenter d’expliquer le contexte dans lequel s’est fait cette vente : 

« David Geffen est richissime, il possède plus d’argent qu’il ne peut en dépenser, donc le prix n’existe pas, du moins en tant que capacité à acheter. Cependant le prix à son importance, non par le montant de la dépense, mais par ce qu’elle peut signifier pour celui qui achète. Nous pouvons voir dans ce rachat une illustration de l’effet Veblen, phénomène par lequel la demande d’un bien augmente en même temps que son prix. A 30M$ ce tableau est plus désirable qu’à 3M$… » 

Le spécialiste du marché de l’art termine en expliquant que même à 27 millions de livres, l’achat de l’œuvre d’Hockney reste un bon placement : « Nous pouvons penser que ce tableau pourra faire une plus-value importante lors de sa revente. »