Cet article est le fruit d’une enquête au long cours menée depuis juillet 2021 sur un acteur clef de la désinformation français, par OpenFacto et SourcesOuvertes sur Twitter en collaboration avec le site ConspiracyWatch.
Il présente toutefois quelques nouveaux éléments d’identification et dresse un panorama méthodologique d’enquête sur la désinformation sur Internet. Les liens présents dans cet articles sont soit tronqués, soit présentés sous leur forme d’archive afin de ne pas générer de rétroliens de promotion du site.
1.98 millions de vues en juillet 2021…
Signalé en juillet 2021 sur Twitter par Tristan Mendès-France, le site internet de réinformation d’inspiration QAnon Qactus[.]fr présente à l’époque un nombre impressionnant de vues mensuelles selon https://www.similarweb.com/fr/ :
Si, ces trois derniers mois, son audience a quelque peu diminué, elle représente toujours plus d’un million de visiteurs mensuels. D’ailleurs le site lui-même en fait la promotion sur sa page, dans le footer (73.6+M de visites à la date de publication de cet article…).
Techniquement, Qactus est un blog hébergé par WordPress, et son nom de domaine est enregistré depuis le 6 mai 2020. Cette information est cohérente avec les premières traces de pages vues sur l’Internet Archive.
Ligne éditoriale
Si le site est très fréquenté, sa ligne éditoriale du site est prompte à mettre le lecteur dans un état profond (deep state… vous l’avez?) de perplexité :
Un GoogleDork assez basique montre par ailleurs que ce site recommandait également en 2021 des lectures très particulières…
Mais comment définir un peu plus précisément la ligne éditoriale de ce site?
En utilisant le logiciel libre Hyphe, il est possible en partant de ce site de collecter une grande partie des liens hypertextes contenus dans les 8.341 articles qu’il contient. De manière récursive, on applique la même technique sur ces liens découverts afin de vérifier si ceux-ci font également référence à des liens similaires ou à Qactus.
Jolifié à l’aide Gephi, il est dès lors possible de visualiser avec Retina les connexions entre ces liens, c’est à dire les citations communes et de repérer ainsi des sous-communautés d’intérêt.
On constate ici qu’à de très rares exceptions (quelques articles du Monde, du Mediapart ou du Guardian par exemple), l’essentiel des liens remontés sont issus de la sphère complotiste et/ou de réinformation, française ou internationale, et que ces sites, ou profils, se re-citent entre-eux, agissant comme une bulle informationnelle.
Une bulle efficace?
Avec un tel contenu mêlant notamment complot, antivax, antisémitisme, et admiration pro-russe, quel peut être l’impact de ses publications sur un réseau social?
Qactus est officiellement absent de Twitter : son compte a été suspendu. Il utilise principalement Gab, Vk, Facebook et Telegram pour diffuser ses articles. Cependant, ses publications y sont régulièrement reprises. Or ce réseau présente plusieurs intérêts : il est assez grand-public pour toucher une audience plus large que les plateformes plus confidentielles telles que Gab, et contribuer ainsi à sa viralité, et il est possible pour nous de récupérer facilement des données par scraping.
En collectant avec snscrape l’intégralité des tweets encore disponibles et contenant l’expression « qactus[.]fr », il est possible d’obtenir une liste de 119.789 tweets depuis le 26 juin 2020 (ce qui représente un peu plus de 170 tweets par jour…). Il est important de prendre en compte à ce stade qu’il ne s’agit que d’une photographie à un instant précis des tweets actuellement visibles : des comptes aujourd’hui fermés ont pu relayer encore plus ce contenu par le passé. Le corpus ainsi remonté est toutefois assez conséquent et permet de tirer quelques enseignements sur cette bulle.
9.016 utilisateurs ont ainsi repris et diffusé ces liens sur la période concernée. Certains sont particulièrement prolixes. Après nettoyage des données brutes sous OpenRefine, et à l’aide du logiciel R, et de Rstudio, il est possible d’établir le palmarès des 50 plus gros promoteurs de qactus s’établit ainsi :
Note : Les identifiants ont été anonymisés et le décompte des tweets ne tient compte que des URLS uniques. A titre d’exemple le premier des promoteurs a posté à lui-seul 3.910 liens uniques qactus sur Twitter: un vrai fan.
Certains de ces utilisateurs Twitter sont très influents, comme Christine Kelly, ou encore Yves Pozzo Di Borgo.
Ainsi trois de ces utilisateurs cumulent plus de 9.000 retweets chacun sur leurs tweets embarquant des liens vers un post sur qactus, et d’autres utilisateurs réalisent eux aussi de jolies performances.
L’analyse des likes sur ces tweets est par ailleurs également intéressante :
Il pourrait être envisagé de produire d’autres types d’analyses sur l’ensemble de ce jeu de données, mais cette première approche permet de rapidement montrer que même en dehors de sa sphère habituelle d’évolution (les réseaux alternatifs), et par le truchement de comptes influents (inauthentiques ou bien réels), la diffusion de son contenu est bien réelle, régulière, et assez massive.
Plusieurs des comptes observés ici présentent les caractéristiques habituellement observées chez les trolls et désinformateurs :
- Plusieurs comptes utilisant des pseudonymes séquentiels;
- Des biographies surchargées d’émoji, de descriptions enthousiastes et guerrières, pro-trump, etc;
- Des comptes très récents, postant peu de contenus propres et pourtant très suivis;
- Du contenu directement relayé depuis Gab et probablement automatisé
- etc…
Une hypothèse possible, mais non vérifiée, est que sous un ou plusieurs de ces comptes, se cache en réalité le webmaster du site Qactus.
Mais pourquoi la propagation de ce contenu est-elle une notion importante?
L’argent, le fuel de la désinformation
La désinformation est un ensemble de techniques de communication qui visent à tromper des personnes ou l’opinion publique pour protéger des intérêts, influencer l’opinion publique ou semer la discorde. Dans le cas de qactus, il est d’ailleurs possible de s’interroger ici si l’on est en présence de mésinformation (l’auteur croit que son information est réelle et la diffuse) ou de désinformation (l’auteur sait que l’information est fausse et la diffuse).
Mais une autre motivation est plus probable : l’appât financier.
En effet, si le site est hébergé sur la plateforme WordPress.com (le coût de maintenance est de l’ordre d’une vingtaine d’euros par mois), il n’en oublie pas moins de déclarer un traqueur publicitaire pour générer de l’argent… Il n’y a pas de petits profits.
Ce type de traqueurs permet de générer des revenus en revendant les données collectées à Google. S’il est très complexe de déterminer les sommes générées par ce site, il est possible de l’estimer à gros traits de deux manières :
- Une simulation opérée sur le site de Google lui-même, pour un site d’information basé en Europe, sur l’estimation basse de 1.3M de visites mensuelles est susceptible de rapporter environ 32.500€ par an, ce qui est déjà, avouons le, plutôt confortable.
- Cette estimation, minimale, est à peu près conforme à celles découvertes en recherchant sur Google les articles de blogueurs spécialisés sur le sujet.
Le créateur du site génère donc sans doute et avec l’appui de Google, des revenus complémentaires pour le moins intéressants.
Mais est-il possible de l’identifier?
Qui est Vanec71?
Deux profils de rédacteurs sont référencés sur le site : Laruche71, pseudonyme plutôt récent sur le site et Vanec71, auteur et administrateur historique du site. Le moteur du site étant basé sur WordPress, il est également possible de remonter ces pseudonymes d’auteurs via le dork Google suivant, classique et toujours très puissant :
Par le biais de l’outil Epieos, qui permet de voir comment et sur quels sites est utilisée une adresse e-mail, nous procédons au test de . A la base, la logique intrinsèque de l’outil de Epieos est de procéder à des tests à partir d’une adresse dont on sait qu’elle existe.
Mais rien n’empêche de l’utiliser avec des adresses « potentielles », non?
Commençons donc par tester une adresse Gmail… et le résultat parle de lui-même…
Grâce aux liens fournis par Epieos, nous découvrons que notre exquis webmaster a fait ses courses au Gifi du Creusot :
« Vanec Blue » (le nom renvoyé par Epieos) nous menait également fin 2021 vers une chaîne Youtube, avec deux vidéos peu vues :
Ce compte a désormais changé d’identité et d’avatar mais se trouve toujours en ligne.
Deux vidéos seulement et peu de vues… Ce n’est pourtant pas faute d’en assurer la promotion sur … la chaîne officielle « Qactus – L’Informateur », où on retrouve une des deux vidéos, élément liant un peu plus les deux comptes si besoin en était.
L’étape du mezze
A ce stade, nous avons recueilli quelques éléments intéressants, mais Il convient désormais de les mélanger :
Si le résultat n’est pas fameux sur Google, la même opération menée sur d’autres moteurs de recherches s’avérait beaucoup plus fructueuse en 2021. Ainsi, le moteur Qwant était un peu plus loquace :
Nous retrouvons alors deux de nos pivots, ainsi que plein de pivots supplémentaires :
S’agit il de la personne derrière le site conspirationniste à 1.98 million de vues ?
A ce stade, rien ne permet de l’attester complètement. On peut cependant objecter qu’en terme de probabilités, le pourcentage de personnes qui ont le même pseudonyme (assez signant), habitant dans la même ville de taille très moyenne (population du Creusot : 21887 personnes – 2015) est sans doute assez faible…
Passons la seconde…
Pour résoudre le mystère, on va utiliser l’équivalent du site HaveIBeenPwned. Ce site, qui est ouvert à tous moyennant un abonnement, permet de rechercher des identifiants et mots de passe à l’intérieur d’immenses bases de données ayant préalablement fuité sur internet, suite à des compromissions.
Une recherche sur Vanec71 donne rapidement trois informations clefs : un nom, un prénom et une nouvelle adresse mail chez Microsoft.
« Pat S » aurait-il une adresse au Creusot? Les pages jaunes sont nos amies…
Golfeur – on peut être QAnon et aimer les sports d’élite – « Pat S » a un profil sur Copains d’Avant indiquant qu’il a certainement vécu un temps à Carcassonne avant de revenir au pays.
Et évidemment, Patoche est bien présent sur VK ou Facebook, ce qui permet de vérifier l’ensemble de ces éléments.
Contacté à de nombreuses reprises, il n’a jamais retourné nos appels.
Pour conclure
A l’aide de quelques outils facilement accessibles, et d’un peu de méthodologie, il est possible d’analyser un de sites moteurs de la désinformation francophone et de constater qu’il est au centre d’un écosystème plus global :
- Des liens d’affiliations avec toute la sphère réinformationnelle et complotiste anglophone et francophone
- Une propagation virale déborde largement sur les réseaux sociaux conventionnels, avec une communauté forte qui porte et amplifie le message
- Une saturation de l’espace médiatique sur les thèmes récurrents de la réinformation et du complot
- Un intérêt financier certain, pour un personnage très discret